Francis Matthys
D’Aragon, les lettres adressées à André Breton entre 1918 et 1931. Et la correspondance échangée entre Paulhan et Gallimard, de 1919 à 1968.
Ecrire des lettres - manuscrites - est un art en voie de disparition. Depuis quelques années, à la plume l’on préfère le téléphone, ou expédier des SMS et des courriels où l’on ne se soucie guère du style. Quant à l’orthographe Comment n’y pas penser à l’heure où paraissent deux recueils de lettres : les unes d’Aragon à Breton, les autres de Jean Pauhan à Gaston Gallimard ? Par les soins de Lionel Follet (qui appartient à l’Equipe de recherche interdisciplinaire sur Aragon et Elsa Triolet et qui a rédigé l’impressionnante introduction du volume), voici rendues publiques, pour la première fois, les quelque 170 lettres qu’Aragon (Paris, 3 octobre 1897 - 24 décembre 1982) adressa entre 1918 et 1931 à André Breton (Tinchebray, dans l’Orne, 18 février 1896 - Paris, 28 septembre 1966). Point n’est besoin de rappeler qu’avec Philippe Soupault (Chaville, 2 août 1897 - Paris, 12 mars 1990), Breton et Aragon furent les fondateurs du surréalisme, ce mouvement - issu du dadaïsme - qui exercera une incalculable influence sur l’art et la pensée au sortir de la Première Guerre mondiale. Première Guerre que Breton et Aragon vécurent en tant qu’infirmiers militaires ("médecins-auxiliaires"), tous deux ayant commencé des études de médecine qu’ils ne poursuivront pas. C’est au Val-de-Grâce, l’école du Service de santé des armées, à Paris, qu’en septembre 1917 se rencontrèrent les deux jeunes poètes, André Breton exerçant vite un certain ascendant sur son cadet appelé, pourtant, à devenir l’écrivain français le plus étourdissant et virtuose depuis Victor Hugo. De ce séducteur "qui subjuguait les hommes comme les femmes", Bruno de Cessole dit, dans "Le défilé des réfractaires", qu’"il disposait d’une arme absolue : un orchestre à faire pâlir les rossignols". C’est parler d’or qu’ainsi parler.
Les chemins d’Aragon et Breton divorceront néanmoins. Au lendemain du Congrès de Kharkov, en 1930, Aragon adhérera au Parti communiste dont il ne se détachera que lorsque bourgeonnera le Printemps de Prague qui précéda l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques à la fin d’août 68. Et l’on se souvient de son amer ultime éditorial des "Lettres françaises" (qu’il dirigea longtemps) où le poète avoue : "Je ne suis pas le personnage que vous prétendez m’imposer d’être ou d’avoir été. J’ai gâché ma vie et c’est tout". Cette adhésion à la Moscou de Staline provoquera donc la rupture avec l’auteur de "Nadja". Impossible d’ici résumer ces lettres d’Aragon dont les réponses d’André Breton, lit-on page 64, "ne pourraient évidemment figurer ici, en vertu de son testament. Il faut ajouter que très peu d’entre elles ont été retrouvées, après le décès du destinataire". Déplorons-le.
Ces lettres, souligne Lionel Follet qui les présente et les annote, sont "la chronique d’une amitié passionnée puis violemment rompue, en même temps qu’elles jalonnent un moment essentiel de la modernité du XXe siècle". Des pages d’abord écrites du front en 1918 et d’Alsace et de Sarre, après l’armistice. Elles livrent ensuite des échos de l’histoire du groupe surréaliste - entré dans la vie politique en 1925, un an après la retentissante publication du pamphlet "Un cadavre", publié à la mort d’Anatole France. Des lettres où apparaissent, naturellement, Rimbaud et Lautréamont - deux des dieux d’Aragon et Breton - ou bien Apollinaire et Reverdy.
Information intéressante, page 61 : "Ces lettres d’Aragon à André Breton sont entrées en 1937 à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, par le don de Mme Louis Solvay, collectionneuse belge bien connue, membre de la Société des Amis de la Bibliothèque. Nous ignorons dans quelles conditions, éventuellement par quels intermédiaires, elle les avait acquises, quand Breton s’en fut dessaisi après sa rupture avec Aragon".
Ainsi que l’observe Laurence Brisset qui, remarquablement, assure, présente et annote leur correspondance qui s’étend sur un demi-siècle, "Gaston Gallimard et Jean Paulhan sont des personnages que nous connaissons bien, mais des personnes que nous méconnaissons. Ce couple célèbre de l’édition a fait couler tellement d’encre que leur masque nous est plus familier que leur visage". Par chance, poursuit-elle, les deux hommes nous ont laissé une correspondance "de la plus belle eau" : l’expression vaut son pesant d’or. Peut-être parce qu’il abhorrait le téléphone, Jean Paulhan (Nîmes, 2 décembre 1884 - Paris, 9 octobre 1968) fut un épistolier phénoménal, à qui, dit-on, l’on doit des lettres ou des billets par milliers, plusieurs écrits chaque jour. Paulhan et Gaston Gallimard (1881-1975) se rencontrèrent en 1919; J.P. avait alors déjà publié "Le Guerrier appliqué", bref récit autobiographique publié à compte d’auteur en 1917, qui fut alors sélectionné en vue du Goncourt - sans l’obtenir. Cette correspondance fut "avant tout professionnelle", échangée entre deux hommes qui se verront presque quotidiennement, pendant des années, dans les locaux de "La Nouvelle Revue Française". Et Gaston G. écrira en 1950 à Paulhan : "Depuis la mort de Jacques Rivière (NdlR : en 1925), la NRF, la maison, c’est vous et moi".
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