Quelle idée que d’aller s’enfermer dans une chambre d’hôtel de la rue du Pô à Turin pour y écrire un livre en gardant à l’esprit que Xavier de Maistre avait écrit son Voyage autour de ma chambre tout près de là ! Il n’y qu’Enrique Vila-Matas pour espérer qu’un état de grâce émergera de cette coexistence. Il faut au moins cela pour accepter la pertinence de son postulat : ce que Finnegans Wake et Les Fiançailles de M. Hire ont à se dire. Il n’a de cesse de les combiner et nous demande rien moins que de l’aider dans son processus de mise à nu d’un axe invisible Joyce-Simenon qui avait manifestement échappé depuis les années 30 aux spécialistes tant de l’un que de l’autre, ce qui fait du monde. Et si, en oubliant que l’un usait d’un type de narration romanesque dit classique et l’autre d’un parti pris de radicalité, on constatait qu’au fond leurs tendances n’étaient pas si distantes et qu’il ne s’agissait peut-être que de deux modalités différentes du réalisme ?
Voilà ce qui est au cœur de Chet Baker pense à son art (Chet Baker piensa en su arte, traduit de l’espagnol par André Gabastou, 175 pages, 18,80 euros, Mercure de France) qui paraît dans la collection « Traits et portraits » de Colette Fellous, donc agrémenté de photos et de documents de toutes sortes en incrustation dans le corps du texte ; lequel, on s’en doute, n’a rien à voir avec le jazz, la trompette, ou même l’improvisation. Pas l’ombre d’une funny Valentine dans ces pages. A peine si l’on voit passer la silhouette décharnée, la carcasse toute cabossée, le sourire édenté du grand Chet aux pages 124-125. Quoi alors ? Le travail de l’écrivain, une fois encore, puisque Vila-Matas ne cesse de se harceler avec ça. C’est un bartleby barcelonais qui aimerait juste mieux pas démêler le vrai du faux car il n’en sait plus rien. Presque pas d’action et pourtant on ne s’ennuie pas. Du jus de cerveau mais quel ! Tout est convoqué (et en premier lieu ses souvenirs autobiographiques) pour interroger l’art du roman dans un esprit affranchi de toute contrainte, digressif à souhait, indifférent à l’effet produit, uniquement soucieux de contenir sa mélancolie par un jeu avec la syntaxe, même s’il en vient à se demander, comme pour désamorcer une réaction à juste titre redoutée : « Un critique peut-il admettre qu’un courant d’air soit le centre d’un livre ? ». Vila-Matas est le genre d’écrivain qui se demande toutes les dix pages pourquoi il est en train d’écrire ce qu’il écrit, pourquoi il s’arrête et, pire encore, pourquoi il continue. Allez savoir pourquoi ce qui est exaspérant chez d’autres (la littérature sur la littérature, les écrivains qui ne racontent que des histoires d'écrivains) nous attache si fort à lui. Le résultat est aussi foutraque que plaisant. Comment en serait-il autrement lorsqu’on a conçu le projet dément d’exfiltrer Finn et Hire de leurs romans respectifs à seule fin d’organiser leur rencontre historique ? Vila-Matas réussit la prouesse d’obscurcir le personnage solitaire créé par Simenon et d’éclairer l’obscur Finnegan le Constructeur, stathouder de sa main et de l’Ordre de la Difficulté. Ce que c’est d’avoir mis son nez dans les Cahiers de Paul Valéry en ce début de XXIème siècle.
Le livre est rangé par l’auteur dans le genre improbable de la « fiction critique ». On ne sait pas trop de quoi il en retourne mais l’on s’y rend volontiers si Vila-Matas en est le guide. C’est aussi qu’il émeut le lecteur par sa quête au fond pathétique du lien entre d’une part les formes littéraires les plus anciennes, les plus conventionnelles et donc les mieux éprouvées, et de l’autre la plus neuve perception du monde. Comme souvent avec ce traducteur et critique, c’est un livre plein de livres (impossible de les citer, il y en a à chaque page), mais à la différence d’un Alberto Manguel, il ne cherche pas à en renouveler l’analyse : il se contente de s’en servir pour leur voler des silhouettes, des humeurs, des traces. Des livres pas seulement. Un morceau de rock gothique du groupe Bauhaus hante toute les pages : Bela Lugosi’s dead. Quelques films aussi : Les Sentiers de la perdition ou encore Le Faucon maltais en dépit d’une bande son jugée abusivement bavarde. En chemin, le polyglotte en lui, habile en plusieurs langues dont le finnegans passe du riverrum (Joyce) au riocorrido (Vila-Matas) avant de nous laisser observer son rendu en français par « erre-vie » puis « rêvière » (Gabastou) ; le critique en lui s’autorise quelque coups de patte à « une génération de fétichistes de l’illisibilité » ; et le névrosé en lui n’en finit pas de se débattre entre les fantômes entêtants de Dr Jekyll et de Mr Hyde. Toute traversée en compagnie de Vila-Matas est une sacrée expérience littéraire, toute d'ironie dans la dérision et de provocation joyeuse. Rien de radical pourtant comme on voudrait parfois le faire accroire. Un tout autre sentiment prend le dessus, du registre de l’étrange. Mais un étrange qui secoue car il est le paradoxe fait homme. Pensez donc qu’à rebours de ses contemporains, il a réussi à lire Finnegans Wake jusqu’au bout mais a renoncé à poursuivre sa lecture de Ulysses à la fin du troisième chapitre ! En dépit du torrent de gloses que Finnegans Wake a suscité (est-ce pour ce livre ou pour Ulysses qu’il avait prédit : « Je donne là du travail aux universitaires pour un siècle » ?), il est proprement inénarrable. Samuel Beckett, alors jeune secrétaire du maître, disait que c’était de l’art authentique, un absolu de la distanciation.
A la fin, on en vient à se demander si Hire n’est pas un personnage de Joyce, et si Simenon n’a pas mis la main à l’invention de la langue finnegans. Si c’est son explication du monde, elle est assez chaotique, plutôt troublante, volontiers angoissante, mais si séduisante qu’à la fin, on rend les armes. Au fond, Enrique Vila-Matas est un Hire qui rêverait d’être un Finn mais n’y parvient pas. Un Hire aussi désespéré que le Michel Simon de Panique et aussi angoissé que le Michel Blanc de M. Hire. Il demeure un homme en fuite, dans sa hâte à changer de vie sans avoir à recommencer. Disparaître enfin pour tous et pour chacun sans avoir à quitter cette terre. Juste aller vers le néant, dans la chambre d’un petit hôtel situé au bout de la rue du Pô, une nuit à Turin.
("Quelque part" photo de Jean-Michel Berts; "Finn et Hire" photo de Paul McDonough; "C'est moi...", photo Paul Popper)
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