On le déguste en carré, en poudre, en mousse, en pâtisserie ou sous forme de glace… Sous tous ces aspects, avec des goûts divers, il reste le produit favori des gourmets : la consommation moyenne de chocolat s’élève à 50 g par habitant sur le globe, avec des pointes à 10 kilos pour les Suisses, maîtres incontestés des techniques de transformation du cacao.
En ces temps de fêtes, où bûches de Noël et autres truffes seront les reines de la table, il est judicieux de se souvenir d’où vient ce produit singulier. Son histoire est à son image : palpitante, surprenante et… délectable !
Marc Fourny
La saga mexicaine
Tout commence sur le sol américain où les fèves de cacao poussent depuis des milliers d’années, sous les latitudes de l’équateur. On suppose que les premiers consommateurs de chocolat furent les Olmèques, un peuple précolombien apparu au 2e millénaire av JC et qui occupait une partie de l’actuel Mexique et du Costa-Rica.
Ils consommaient les fèves sous forme de boisson, sans doute avec des épices, pour des rituels sacrés et commencèrent à cultiver les cacaoyers. Il s’agirait plus d’une boisson alcoolisée fabriquée à partir de la pulpe des cabosses, que d’une poudre de cacao à proprement parler.
Les autres peuples de l’actuel Mexique adoptent à leur tour cette boisson. Parmi eux les Mayas et plus tard les Aztèques qui font avec les fèves un breuvage réservé, semble-t-il, aux nobles ou aux guerriers.
C’est (déjà !) une drogue douce aux multiples propriétés, censée donner force, vitalité, virilité et puissance à son consommateur, d’où son utilisation ciblée, notamment chez les Mayas, qui la nomme «kakaw». Les archéologues retrouveront d’ailleurs de la poudre de cacao dans certaines tombes de dignitaires.
Sa valeur et ses qualités sont si appréciées que les fèves deviennent également une unité de mesure et une monnaie d’échange au cœur de l’empire aztèque et chez d’autres peuples amérindiens.
Le procédé de fabrication est dès lors bien rodé : après avoir séchées au soleil, les fèves sont grillées, leur coque retirée et le fruit broyé jusqu’à l’obtention d’une pâte.
Mélangée à des épices, du piment ou une bouillie de maïs, cette pâte est servie chaude ou froide et prend le nom de «xocoatl», bientôt traduit par «chocolat», ou «xocolata» en langue catalane, quand les Grands d’Espagne découvrent à leur tour ce breuvage.
La saga espagnole
Il faut attendre l’arrivée des Espagnols, dans le sillage de Christophe Colomb, pour que le cacao entre dans les mœurs européennes. De fait, la boisson est goûtée par des blancs dès la fin du XVe siècle, dans les Caraïbes, sans doute offerte par des tribus plus accueillantes que les autres à des visiteurs pris au départ pour des dieux. Il est donc logique de leur offrir cet élixir de choix… mais très amer et franchement désagréable au goût.
Il semblerait que Christophe Colomb soit resté insensible à ces fèves de cacao, mais il est vrai qu’il avait d’autres préoccupations plus urgentes et que les différentes variétés de produits ne manquaient pas dans ces nouveaux territoires… Le grand navigateur note tout de même que les «Indiens» accordent beaucoup de valeur à ce fruit inconnu.
Avec le débarquement des fameux conquistadors, la deuxième vague d’immigration européenne en Amérique, avide de conquête et de commerce, le cacao trouve soudain un intérêt aux yeux des Européens.
En 1519, Hernan Cortés découvre le breuvage sacré des mains même de l’empereur aztèque Moctezuma, qui le lui offre en signe de respect… Cortès emprisonne l’empereur, fait main basse sur l’immense empire aztèque après de rudes batailles, et ramène les fèves dans les cales de ses navires pour en faire don à la Cour d’Espagne, lors de son voyage de retour en 1528. Il est dit que Charles Quint n’aurait guère apprécié cette mixture, au goût encore étrange et singulier…
Comme souvent, quelques améliorations culinaires vont s’avérer nécessaires pour que le chocolat s’adapte à nos palais. Des améliorations dont se chargent les colons qui s’installent peu à peu dans les Caraïbes, à Hispaniola ou encore Cuba.
En ajoutant du sucre de canne, dont la culture commence à se développer dans cette zone géographique, les nouveaux arrivants constatent que le breuvage devient agréable et goûteux. Des missionnaires du Mexique travaillent les dosages en incluant du lait et en remplaçant le piment par de la vanille : tout est prêt pour l’engouement planétaire !
Et de fait, dès la fin du XVIe siècle, les premières exportations vers l’Espagne, destinées dans un premier temps à l’aristocratie, sont couronnées de succès. Les colons, aidés par l’armée, poussent alors les indigènes à la culture plus intensive des cacaoyers pour satisfaire une demande toujours plus croissante.
L’Espagne, la grande puissance de l’époque, devient ainsi le premier pays occidental à introduire le chocolat dans ses mœurs culinaires. Par le jeu de ses relations avec les autres pays d’Europe, il est tout naturel que le nouvel aliment intrigue peu à peu les Cours voisines.
La première tasse aurait ainsi été servie en France en 1615, lors du mariage de Louis XIII avec l’infante Anne-d’Autriche, fille de Philippe III d’Espagne. Le chocolat prend son essor en France sous le règne de Louis XIV, où il est servi chaud à la noblesse, pour ses vertus curatives. L’Église se montre méfiante à l’égard de cette substance aux effets soit disant aphrodisiaques mais considère néanmoins que sa consommation ne brise aucunement le jeûne.
Voilà donc ce met délectable adoubé par la hiérarchie catholique… Et consommé parfois par elle, comme c’est le cas de Monseigneur Alphonse-Louis du Plessis, archevêque de Lyon, qui en prend pour «modérer les vapeurs» de sa rate.
Cette fois, le chocolat a toutes les vertus. La Faculté de médecine de Paris s’en mêle et l’étudie dès 1644, à travers la thèse du bachelier François Foucault «Ad chocolatae usus salubris», dans laquelle il développe la pharmacologie du breuvage miracle : «Il faut se borner à deux tasses par jour : les bilieux le prépareront avec de l’eau d’endive, les gens resserrés y ajouteront de la rhubarbe (…) Il est si nourrissant qu’il n’y a point de bouillon de viande qui soutienne plus longtemps et plus fortement».
Mais comme tout médicament, le chocolat a ses effets secondaires que les médecins du XVIIe siècle pointent du doigt, dont le plus étrange reste le bavardage - sans doute pour les dames trop accros ! – ou plus sérieusement l’insomnie, l’irritabilité, l’hyperactivité, les vapeurs, la constipation…
Dans ses fameuses lettres, Madame de Sévigné en parle souvent et se montre fort intriguée tout en recommandant à sa fille enceinte de ne point en consommer, car «la marquise de Coëtlogon prit tant de chocolat étant grosse l’an passé, qu’elle accoucha d’un petit garçon noir comme le diable qui mourut». En réalité, les indiscrétions de la cour rapportent que cette même marquise se faisait apporter une tasse matin et soir par un jeune esclave très affectueux, ceci expliquant peut-être cela…
La reine de France Marie-Thérèse en raffole tellement qu’elle en boit deux tasses par jour et la cour chuchote que «le roi et le chocolat sont ses deux seules passions».
La boisson est désormais à la mode dans le plus puissant royaume du monde et sa consommation s’étend peu à peu dans toute l’Europe, notamment dans les Pays-Bas espagnols, poussant ensuite les Néerlandais à organiser son commerce. Mais elle reste encore chère, et parfois lourdement taxée, donc un véritable luxe réservé à l’aristocratie, tout comme à ses origines.
La saga française
Les premiers fabricants commencent à développer une industrie embryonnaire. Après les religieux, puis les commerçants juifs de Bayonne, qui proposent à domicile des breuvages, la première chocolaterie ouvre à Paris en 1659, sur privilège royal, au bénéfice de David Chaillou (ou Chaillon) pour «faire, vendre et débiter une certaine composition appelé chocolat dans toutes les villes du royaume, en liqueur, en pastilles ou en boîtes».
La boutique, située vers les Halles, fournit la Cour, les pharmacies, les épiciers et quelques confiseurs, en exclusivité, pendant vingt-trois ans… Ce qui n’empêche pas le marché noir : à l’époque, une tasse de cacao vaut 8 sols, tandis qu’un excellent thé se négocie 3,5 sols. Lorsque le monopole de la famille Chaillou s’achève, les communautés religieuses flairent le coup du siècle et tentent d’en obtenir à leur tour le commerce exclusif. Peine perdue, la vente devient libre et les boutiques fleurissent rapidement.
Si louis XIV n’est pas franchement conquis, il en va différemment pour le roi Louis XV, véritablement adepte du breuvage, à tel point qu’il lui arrive de le préparer lui-même dans ses petits appartements.
La recette royale ne devait guère s’éloigner de celle rapportée par Menon, le grand maître d’hôtel du Maréchal de Soubise, très au fait des réceptions princières qu’il codifia et décrit dans plusieurs ouvrages dont Les soupers de la Cour, publié en 1755 : «Vous mettez autant de tablettes de chocolat que de tasses d'eau dans une cafetière et les faites bouillir à petit feu quelques bouillons ; lorsque vous êtes prêts à le servir, vous y mettez un jaune d'œuf pour quatre tasses et le remuez avec le bâton sur un petit feu sans bouillir. Si on le fait la veille pour le lendemain, il est meilleur, ceux qui en prennent tous les jours laissent un levain pour celui qu'ils font le lendemain».
À cette époque, les pastilles, dragées et autres bonbons ont la faveur de tous les palais. La comtesse du Barry, maîtresse de Louis XV, est une adepte de la boisson exotique et Marie-Antoinette elle-même arrive à la Cour avec son chocolatier particulier, comme on emmène avec soi son médecin… L’artisan améliore la recette en incluant au breuvage de la fleur d’oranger ou encore de l’amande douce.
La saga industrielle
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les premières manufactures dignes de ce nom se développent, grâce à l’énergie hydraulique, permettant une mécanisation de la production. Elles essaiment un peu partout, à Bayonne, en Espagne, et surtout en Angleterre où l’entrepreneur Joseph Fry lance vers 1760 la première broyeuse hydraulique pour fèves de cacao, permettant de diminuer les coûts de production – à cette époque, une livre de chocolat représente les revenus d’une semaine de travail d’un laboureur.
Le succès de la famille Fry père et fils fait évidemment des émules, permettant progressivement la démocratisation du cacao. Le XIXe siècle voit de grands noms et d’immenses fortunes se créer autour du chocolat : Menier et Poulain en France, Suchard en Suisse, Côte d’Or en Belgique et Van Houten en Hollande, à l’origine d’une formidable invention qui révolutionne la fabrication du produit.
En 1828, Coenraad Van Houten met au point une méthode spéciale de torréfaction permettant de diminuer considérablement la graisse végétale, difficile à digérer, contenue dans la pâte de cacao et invente un procédé pour en extraire une poudre facile à délayer dans de l’eau ou du lait. Le chocolat en poudre était né !
Cette révolution culinaire ouvre la voie à l’industrialisation de masse grâce à de savants dosages entre sucre, beurre de cacao et poudre de cacao : c’est l’ère de la fameuse tablette au chocolat, coulée dans des moules grâce à une nouvelle pâte devenue plus molle, plus souple à travailler, et dont le prix ne cesse de baisser, encouragé par la baisse des taxes, comme en France sous Napoléon III.
Les inventions s’enchaînent et les ventes s’envolent, soutenues par les premières publicités grand public. Le suisse Kohler invente le fameux chocolat aux noisettes, pendant que son confrère Lindt met au point un chocolat fondant, au velouté extrême, en jouant sur le dosage du beurre de cacao.
De son côté, la firme Nestlé développe le chocolat au lait puis le chocolat blanc et Toblerone, toujours suisse, lance sa fameuse barre chocolatée triangulaire dès 1899, ouvrant la voie à de multiples friandises comme celles fabriquées par l’américain Forrest Mars.
Cette explosion de la demande exige encore plus de plantations : on assiste alors à un basculement de la production vers le continent africain, dans les colonies tenues par les Européens, toujours le long de l’équateur.
En 1900, la production de cacao s’élève à 125.000 tonnes par an, principalement dans les Antilles et sur le sol américain. Cent ans plus tard, elle avoisine les 4 millions de tonnes, et la majorité des fèves provient cette fois de l’Afrique, notamment de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Cameroun et du Nigéria, même si l’Amérique du Sud continue à fournir des crus exceptionnels très recherchés par les professionnels.
La saga du cacao est loin d’être terminée : les pays émergents s’invitent à la table de la dégustation et la demande mondiale devrait encore croître au XXIe siècle, faisant du cacao l’un des fruits les plus consommé au monde.
À titre de comparaison, un Chinois déguste en moyenne 120 g de chocolat par an (moins d’une tablette) quand un Suisse en avale plus de 10 kilos ! Si le monde se met à croquer comme l’Occident, la production de cacao risque de ne pas suivre… Dans ce cas, il est à parier que le chocolat redeviendra un luxe réservé aux plus fortunés.
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