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Londres, 1723. Un médecin hollandais émigré en Angleterre, spécialisé dans les maladies nerveuses, fait éditer un petit livre dont la parution déclenche immédiatement un scandale. Les esprits bien-pensants de l’époque sont épouvantés et jugent l’ouvrage pernicieux et diabolique. Le Grand Jury du Middlesex condamne l’écrit polémique et la controverse commence…
L’auteur de l’affront, Bernard Mandeville (1670-1733), administre en effet à ses détracteurs contrits une fable toute aussi impudente qu’effrontée. Les artefacts de la morale commune y sont crument dévoilés, l’ordre social décrit comme le travestissement de nos vils penchants naturels, la généalogie du lien social réduite à un couple naturel de passions : l’amour de soi et l’amour propre.
L’auteur de l’affront, Bernard Mandeville (1670-1733), administre en effet à ses détracteurs contrits une fable toute aussi impudente qu’effrontée. Les artefacts de la morale commune y sont crument dévoilés, l’ordre social décrit comme le travestissement de nos vils penchants naturels, la généalogie du lien social réduite à un couple naturel de passions : l’amour de soi et l’amour propre.
. D’abord paru en anglais sous le titre The Fable of the Bees, or : Private Vices, Publick Benefits, ce pamphlet sera finalement traduit en français, sous le titre La Fable des abeilles ou les Fripons devenus honnêtes gens dans son édition de 1740. Il est accompagnée d’une fable, La Ruche murmurante ou les coquins devenus honnêtes gens (The Grumbling Hive : or, Knaves Turn’d Honest), déjà distribuée anonymement sous le manteau en Angleterre en 1705. A cette date, Mandeville avait déjà fait paraître en Angleterre une première traduction en anglais des célèbres Fables de La Fontaine qui témoigne de son affection pour le genre. Le recours à la fable animalière avait généralement pour but d’éviter la censure et de ne pas heurter de prime abord la moralité du lecteur en évoquant de manière indirecte l’ordre naturel et la tyrannie des passions que dissimule l’état social. L’animal anthropomorphe devenait alors une figure de l’homme dans son milieu et proposait une représentation allégorique d’une société hiérarchisée et codifiée.
Dans La Fable des abeilles, l’entrée en matière est sans équivoque pour Mandeville. Il annonce dès la page de titre que « les vices privés tendent à l’avantage du public ». Bien sûr, c’est un tollé. En prenant à contre-pied les fondements même de la pensée classique, Mandeville développe la thèse selon laquelle ce n’est pas de la vertu de chacun mais de l’égoïsme qu’il faut espérer le bien public car il existe une harmonie naturelle et globale des intérêts particuliers.
Contrairement à Rousseau pour qui l’homme est naturellement bon, Mandeville le conçoit comme un véritable fripon. Aussi, pour obtenir la paix civile, nul besoin de coercition comme chez Hobbes : il faut au contraire laisser-faire car les vices privés, laissés à leur libre cours, assurent automatiquement le bien public. C’est là l’ordre naturel qui présiderait au développement des civilisations au-delà de l’artifice social de la moralité. En l’occurrence, c’est bien la thèse d’une utilité sociale de l’égoïsme qui est brillamment défendue dans cette satire ciselée de Mandeville.
Il en découle que les ressorts économiques de la prospérité de l’Angleterre du XVIIIe siècle ne sont ni la modestie, ni la décence, ni l’honnêteté ou encore le sens de la hiérarchie, que Mandeville dénonce comme fausses vertus. En revanche, des vices tels que la convoitise, l’orgueil ou la vanité sont la garantie sociale de l’opulence et des richesses. Et si Mandeville offre une apologie du luxe à l’élite, c’est bien parce qu’il y voit un puissant moteur économique : satisfaire les extravagances des riches permet de donner du travail à quantité de pauvres. Autrement dit, tant que la vanité, la convoitise et l’orgueil dicteront la nécessité appétitive d’avoir plus de domestiques que son voisin ou une robe plus richement parée que la femme du grossiste dont on ne serait que le détaillant, chaque fois que l’on cherchera à devenir riche ou à dépenser sans compter pour montrer qu’on l’est devenu, alors, les vices particuliers continueront de produire l’intérêt général. Un appétit vorace profiterait alors bien davantage à l’harmonie sociale qu’une disposition à la frugalité, laquelle, n’exigeant rien de personne, ne profite à personne.
D’une certaine manière, le luxe est le vice souverain en ce qu’il contient tous les autres. A ce titre, il apparaît comme l’acmé de l’intérêt égoïste justement parce qu’il sert à satisfaire les appétits individuels sans considération aucune pour le bien public. Et c’est non sans cynisme que Mandeville fait du pire des vices la meilleure vertu sociale possible dans un monde mu par les « fripons ».
Il ne s’agit pas de croire que la recherche du luxe est le bien suprême vers lequel devraient tendre les hommes. Mais, dans une société régie non par la morale apparente mais par l’égoïsme latent, le luxe devient une valeur positive. Cette affirmation n’est pas sans conséquence à l’époque où écrit Mandeville et dans les années qui lui succèderont. Rappelons qu’au XVIIIe siècle, le débat sur le luxe agite les principaux penseurs des Lumières, parmi lesquels Montesquieu qui voyait dans le luxe une cause de la décadence de l’Empire romain, Voltaire, Rousseau, en passant par d’Holbach et sa critique du luxe, sans oublier celle émise par un certain abbé Pluquet. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’à cette époque, en Europe, le luxe était une affaire d’Etat et donc un sujet sensible. On comprend alors pourquoi la révélation de la prodigalité du vice chez Mandeville a profondément heurté les représentations sociales traditionnelles des vertus et des vices.
Céline Raux - direction des Collections, département Droit, économie, politique
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