Juan Gelman (1930-2014) : la vie de combat, de tendresse et de deuil d'un poète argentin
el sufrimiento/¿es derrota o batalla? /
realidad que aplastás/¿sos compañera? /
¿tu mucha perfección te salva de algo? /
¿acaso no te duelo/te juaneo/
te gelmaneo/te cabalgo como
loco de vos/potro tuyo que pasa
desabuenándose la desgraciada? /
¿esa que llora al pie de mis muereras? /
¿acaso no te soy para padrearte? /
¿me vas a disculpar que te hije mucho? /
realidad que sufrís como pariendo/
tu sufridero/¿canta para mí? /
¿contra mí? /¿me mostrás lo que yo sea? /
¿me estás alando/ala de mi furor? /
¿te descriaturás como paloma
que busca un ojo ciego para ver?
Une vie pavée de deuils et d'exils mais aussi de convictions humanistes inébranlables et d'âpres luttes contre les dictatures d'Amérique latine : ainsi apparaît l'existence du grand poète argentin Juan Gelman, mort mardi 14 janvier à Mexico où il s'était installé il y a plus de vingt ans et qui fut la dernière étape d'un long exil forcé après le coup d'état militaire de 1976. Il était âgé de 83 ans.
Né le 3 mai 1930 à Buenos Aires, Juan Gelman est le troisième enfant d'un couple d'immigrants juifs venus d'Ukraine. Précoce, il apprend à lire à 3 ans, rédige à 8 ans ses premiers poèmes et se voit pour la première fois publié à 11 ans par la revue Rojo y Negro (Noir et Rouge). Bientôt, vient le temps de l'engagementpolitique. A quinze ans, il adhère à la Fédération des jeunes communistes argentins, hésite à se diriger vers un avenir de chimiste, mais préfère finalement la poésie. Au milieu des années 1950, il fait partie du groupe El Pan duro (Le Pain dur) qui publie une poésie radicale, puis il commence une carrière de journaliste dans les années 1960.
AU SEIN DE LA GUERILLA
C'est à cette époque qu'on le retrouve aussi militant au sein d'une organisation de guérilla, les Montoneros. En 1975, il est envoyé en mission à l'étranger par les Montoneros pour dénoncer les violations des droits de l'homme sous le régime d'Isabel Peron (1974-1976). C'est lors de cette mission, en 1976, qu'a lieu le coup d'état du général Jorge Rafael Videla. Commence dès lors pour Gelman, une longue vie d'exil, de Rome à Madrid, Managua, Paris, New York et enfin Mexico.
Pendant toutes ces années pourtant, il est impossible de dissocier l'histoire de Juan Gelman de celle de son pays. « On dit qu'il ne faut pas remuer le passé, qu'il ne faut pas avoir les yeux sur la nuque, écrivait-il en 2008. Mais les blessures ne sont pas encore refermées. Elle vibrent dans le sous-sol de la société comme uncancer sans répit. Leur seul traitement est la vérité et ensuite la justice. L'oubli est à ce prix. » Ces paroles, Juan Gelman les prononce à propos des plaies indélébiles infligées au peuple argentin, de 1976 à 1983, par la dictature. Le poète sait de quoi il parle. Si l'on estime entre 20 000 et 30 000 le chiffre des disparus – les Argentins disent « desaparecidos » -, les proches de Gelman, et notamment son fils et sa belle fille, tous deux militants de gauche, l'auront été d'une façon atrocement spectaculaire.
DOUBLE DISPARITION