Jacques Le Goff : « La beauté, la justice,
l’ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations »
Propos recueillis par Nicolas Truong
http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/01/21/jacques-le-goff-la-beaute-la-justice-l-ordre-voila-sur-quoi-sont-baties-les-civilisations_4352034_3260.html
Historien médiéviste de renommée
internationale, auteur d'une oeuvre monumentale, Jacques Le Goff a publié Le
Moyen Age et l'Argent (Perrin, 2010), A la recherche du temps sacré, Jacques de
Voragine et la Légende dorée (Perrin, 2011), Le Moyen Age expliqué en images
(Seuil, 2013) et, plus récemment, le 9 janvier, Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches ? (Seuil, 224 p., 18
€).
Pourquoi parrainer la collection « Histoire & civilisations
» ?
Cette collection me paraît répondre à une exigence essentielle de l'édition dans
le domaine de l'histoire : mettre à la
disposition d'un grand nombre de lecteurs une somme de connaissances qui, sans
relever de l'érudition, est nécessaire à
l'éducation de l'honnête homme d'aujourd'hui. Cela me semble d'autant plus
important que, dans certains pays dont la France fait partie, l'histoire est
aujourd'hui en recul dans l'enseignement. Il s'agit là d'une erreur
inquiétante, car l'histoire est individuellement et collectivement nécessaire à
la compréhension du monde et à notre rôle dans son fonctionnement.
Y compris l'histoire ancienne et médiévale ?
Il faut redonner de l'importance et de l'influence à la
connaissance du passé antique et médiéval : notre existence vit d'héritages et
ces héritages ne sont pas un simple retour nostalgique sur le passé. Ils sont
et doivent être un tremplin pour
l'avenir . Dans ce cadre, cette part donnée à la longue durée est capitale. Il me
semble d'ailleurs que, dans la période à venir , il serait important que nous
ayons des spécialistes de ce que l'on appelle aujourd'hui la préhistoire, dont
je pense que, grâce en particulier à l'archéologie, on devrait découvrir de nouveaux témoignages qui permettront de
mieux répondre à la question : « D'où
venons-nous ? »
Les historiens peuvent apporter principalement deux choses. La première,
c'est la connaissance des héritages. Si je ne crois pas qu'il y ait un sens de
l'Histoire, malgré tout, l'histoire vit en partie d'héritages que nous devons
connaître pour apprendre à en profiter
et savoir les utiliser . D'autre
part, la connaissance de l'Histoire et l'esprit historique nous forment à mieux
nous servir de ce qui constitue une
donnée fondamentale de notre existence individuelle et collective : le temps.
Le monde et nous-mêmes, nous évoluons, nous changeons et ces mutations, c'est
l'histoire qui les constitue. L'histoire en tant que matière de connaissance
est ce qui permet de mettre en perspective
les mutations en oeuvre à l'heure actuelle.
Qu'est-ce qui distingue une civilisation d'une
culture ?
La civilisation repose sur la recherche et
l'expression d'une valeur supérieure, contrairement à la culture qui se résume
à un ensemble de coutumes et de comportements. La culture est terrestre quand
la civilisation est transcendante. La beauté, la justice, l'ordre… Voilà sur
quoi sont bâties les civilisations. Prenez le travail de la terre, la culture
va produire de l'utile, du riz, là où la
civilisation engendrera de la beauté, en créant des jardins.
En Extrême-Orient, les différences entre les
civilisations chinoise et japonaise s'expriment dans la structure de leurs
jardins. Le jardin chinois aime le désordre et le secret, tandis que le jardin
japonais est très ordonné et octroie une place importante à l'eau. On devine
leurs influences religieuses et spirituelles, bien qu'ils exposent deux
rapports très différents au religieux, avec d'un côté une religion du mystère,
le taoïsme chinois, et de l'autre une religion de la lumière, le shintoïsme
japonais.
Mais pour prendre un exemple plus proche de nous, il existe une
opposition forte entre le jardin à l'anglaise et le jardin à la française, le
premier est fouillis, c'est un lieu romantique, propice à la rêverie, tandis
que le second est très construit et structuré, c'est un jardin cartésien, érigé
sur le terrain de la rationalité. La culture privilégie l'idée d'utilité, de
sécurité et de richesse, contrairement à la civilisation, pour qui le spirituel
et l'esthétique ont bien plus de valeur.
Comment les civilisations naissent-elles ?