jueves, 27 de octubre de 2011

Duras, le ravissement de la langue

LE MONDE DES LIVRES

Avec son entrée dans "La Pléiade", l'oeuvre de Marguerite Duras achève de devenir la littérature elle-même. Duras a toujours signé les mots qu'elle utilisait. Il suffit de l'entendre énoncer, avec son ton si singulier, une chanson d'Hervé Vilard pour que - miracle de la transfiguration - celle-ci devienne un texte de Duras. Il y a un son, un ton, un enchantement du langage. Duras a volé les mots du dictionnaire, elle les a faits siens à ce point que, jetés sur le papier, ils donnent l'impression d'être durassiens. L'auteur de L'Amant a voulu s'approprier le monde et les choses, et, parmi celles-ci, en premier lieu, les mots. Elle les a pris comme des objets usuels, elle en a fait des ready-made : elle a fait avec les mots ce que Marcel Duchamp avait fait avec une pissotière. Il suffit d'imaginer des phrases simples, banales, "sans littérature" pourrait-on dire, pour qu'elles s'agrègent aussitôt à son univers. Ce qui est bouleversant c'est que, dans la grande tribu des mots, Marguerite Duras a choisi les déshérités, les indigents, les idiots, et a essayé de les hisser vers la poésie pure. Elle a voulu transformer le commun de la langue en une littérature - la sienne - à laquelle tous les mots pourraient se rallier.

On peut lui reprocher beaucoup de choses, peut-être, à notre "Duras nationale". Sa mythologie envahissante - l'alcool, Dieu, Mitterrand, ses postures, son égocentrisme. Et si la statue fait parfois de l'ombre à l'écrivain, ce n'est pas au point de nous faire oublier qu'ils sont rares, ceux-là qui ont laissé derrière eux un adjectif, ce durassien qui est un risque contre lequel nombre de ses imitateurs se sont cassé les dents.
Car les auteurs désertés par la musique des mots, ou aveuglés par cette voix trop puissante et dévastatrice, sont nombreux. Ils ont cru trouver à bon compte une langue qui leur faisait défaut, ont cru "faire moderne", profond, grave, avec des phrases courtes, des effets "à la Duras". D'ailleurs, lorsqu'on me dit, en voyant le nombre de ses épigones, que la mère du Ravissement de Lol V. Stein a fait beaucoup de dégâts parmi les écrivains, je pense plutôt que c'est l'inverse, qu'elle est la victime de la médiocrité ambiante, qui sait toujours comment grappiller des miettes qui ne lui appartiennent pas. La grandeur est proportionnelle aux petits qu'elle suscite. Ce n'est pas parce qu'on se revendique d'un auteur qu'on lui rend hommage.
L'hommage, ça consisterait d'abord à redouter le jugement que porteraient sur nos livres ceux dont nous les nourrissons. Il faut craindre de faire du mal à ceux à qui nous devons tant de bien, c'est le minimum qu'on leur doit. Non, Duras n'a pas fait de mal à la littérature française. En revanche, la médiocrité, elle, s'acharne sur l'auteur de Moderato Cantabile comme sur le talent en général, surtout lorsqu'il est peu démonstratif, facile à parodier.
Mais il est vrai qu'il est très difficile d'inventer une langue. C'est même probablement impossible. On peut y passer une vie (vouée à l'échec, ce qui est la forme de gloire la plus honnête). Duras a "empoisonné" la langue française avec sa singularité si partageable, si facilement contaminante, parce qu'elle a voulu devenir la langue française elle-même et qu'elle l'a attaquée à la racine. Il n'y a pas de plus grande ambition pour la littérature que de vouloir non pas utiliser la langue, mais devenir la langue.
Pas de plus grand défi pour un écrivain qu'essayer de subvertir le langage jusqu'à ce qu'il s'identifie à ce que vous en faites. Au XXe siècle, Proust, Céline, Artaud et sans doute Claude Simon, Pierre Guyotat et Valère Novarina ont eu cette démesure, avec quelques autres, très rares. Et puis il y a Duras, à sa façon plus soupçonneuse, s'attelant à maintenir l'affirmation d'être la littérature "personnellement", comme le dit Pierre Michon, sur un mode faussement mineur, faussement retranché. D'une extraordinaire humilité, jusqu'à la vantardise et à l'excès, parfois.
Mais Duras, ce n'est pas qu'un style (j'entends par "style" ce qui donne à une écriture sa singularité, son basculement de l'indifférencié de la chose écrite à l'écriture, et non pas le bien écrire odieux des académies et du conformisme. J'entends par "style" ce qui s'oppose, qui va chercher, par sa différence, à toucher un point universel). Duras, ce sont des personnages habités par le vide d'un monde sans dieu. Ce sont des êtres dévastés par l'ennui, la solitude, l'amour, la mort. C'est la vie dans tout son non-sens et dans son insensé, c'est le besoin d'absolu et d'infini dans un monde relatif et clos.
C'est un cri, une déchirure, de l'irrésolu et de l'inconsolable, toujours ; c'est l'autre qui est le seul salut possible et pourtant toujours refusé, impossible. C'est la maladie de la mort et de l'amour, une maladie incurable, indomptable comme ceux qui la vivent et qui en meurent. C'est nous, Duras, dans ce tremblement qui est venu à l'adolescence, avec les premiers émois et les premiers morts. C'est une part de cette attente qui nous fige dans la vie, une glaciation que les personnes "durassiennes" (elles existent, nous les rencontrons parfois) tentent de briser
en vain, à coups de petits verres de Campari et de cigarettes. C'est l'élégance d'un désespoir désuet où la mort vient dans les faubourgs de Lahore, et le cri d'un vice-consul pour vous dire que la douleur de vivre est parfois pire que celle de mourir, et que l'amour, s'il est une maladie qui échoue à nous consoler, est la seule brisure qui porte l'espoir d'un possible. Marguerite Duras veut porter le nom de cette brisure. Elle est une existentialiste d'un genre particulier, celui des écrivains et non des philosophes.
Dans sa préface à l'édition de "La Pléiade", Gilles Philippe nous dit que, peu avant sa fin, Marguerite Duras évoque "le livre qui demande sa mort" et dont le titre, avant de devenir C'est tout, était le très blanchottien "Livre à disparaître". On pourrait dire que c'est maintenant qu'il advient, ce livre tueur, ce livre définitif, ce livre où, enfin, Marguerite peut disparaître sous Duras.
La femme publique réagissant au contexte "forcément sublime" pour ce qu'il a d'atemporel, la militante s'engageant dans son époque, celle qui a tant parlé de tout et surtout du silence, c'est maintenant qu'elle va pouvoir se taire, avec cette édition de "La Pléiade", en laissant sa disparition prendre toute sa place et s'épanouir dans les livres qu'elle a écrits.
L'oeuvre de Duras se sera développée dans le but paradoxal et constant d'affirmer sa présence et sa voix tout en déjouant les classifications et la domestication. Une oeuvre qui est allée se chercher du côté du théâtre et du cinéma pour échapper à toute saisie des huissiers de la critique et de l'intelligence universitaire, trop prompts aux mouroirs que sont les définitions. Duras était d'abord romancière, mais ces romans eux aussi portent le besoin, comme l'engagement politique, de ne pas céder un pouce sur la liberté et l'indépendance absolues. Les artistes, quand ils sont de cette envergure, sont des gens irrécupérables.
"La Pléiade", ce n'est pas qu'un tombeau où on les expose, ni la cage posthume dans laquelle on n'aurait pas réussi, de leur vivant, à les enfermer. Aujourd'hui, c'est juste le lieu qui convient à Marguerite Duras, parce que son oeuvre a rendez-vous avec les grands noms qui ont fait l'histoire de notre littérature.


ŒUVRES COMPLÈTES I ET II de Marguerite Duras. Edition sous la direction de
Gilles Philippe. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1 696 p. et 1 920 p., prix de lancement 120 € (jusqu'au 29 février 2012), 135 € ensuite.

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