Sur la trace des derniers manuscrits de Franz Kafka
Des manuscrits et des dessins du célèbre écrivain tchèque sont au coeur d'une bataille judiciaire à Tel-Aviv. Une femme de 78 ans, Eva Hoffe, lutte pour en conserver la propriété, convoitée par la Bibliothèque nationale d'Israël. Une histoire, qui renvoie à l'étonnant destin de Max Brod, le meilleur ami de Kafka.
Franz Kafka lui-même en aurait fait un roman. Une histoire à sa façon, à la fois absurde et riche de sens. L'écrivain tchèque aurait d'abord campé le décor : un univers étrange, entre justice et littérature. Comme dans Le Procès, une escouade d'hommes en noir serait ensuite entrée en scène : des experts, des érudits pointilleux, des magistrats, des avocats, tous englués dans un imbroglio hors d'âge, une querelle d'archives et d'héritage... Dans le rôle principal, une septuagénaire solitaire : Eva Hoffe. C'est chez elle, au rez-de-chaussée d'un modeste immeuble du centre de Tel-Aviv, que tout a commencé, et que tout finira bien un jour. Du moins en théorie...
Nous y voici. 23, rue Spinoza. Dans le hall, côté droit, c'est là, on le devine à l'odeur: ça pue le chat, et la pisse de chat. Combien sont-ils à l'intérieur ? 30, 50, nul ne le sait vraiment : les visiteurs sont rares ; la propriétaire ne les aime guère, et se méfie tout autant de ses voisins. Ces dernières années, bien des journalistes ont buté sur cette porte couverte d'autocollants publicitaires. Pour amadouer la garde féline, l'envoyée spéciale du New York Times s'était même munie d'une souris mécanique en peluche. Sans grand succès. Un reporter australien a eu plus de veine en arrachant ces quelques mots à Eva Hoffe alors qu'elle partait faire des courses: "Cette histoire ne finira jamais, c'est une tension mentale terrible."
Au premier coup de sonnette, aucune réponse. Au second, on entend juste les miaulements déchirants de mâles bagarreurs. Un passage par l'extérieur, côté jardin, permet d'entrevoir une lueur blanchâtre dans le fond de l'appartement, mais les fenêtres sont hérissées de grilles, et d'autres chats veillent, là aussi. Leur maîtresse n'ouvrira pas, ni ce soir ni demain ; elle restera cloîtrée dans son antre, à guerroyer pour un trésor dont la justice israélienne veut la priver: des documents manuscrits de Franz Kafka (1883-1924) et de son ami Max Brod (1884-1968).
Pour comprendre cette affaire tortueuse, et finalement assez triste, il faut revenir à l'aube du XXe siècle, à Prague. A l'époque, l'écrivain travaille dans une compagnie d'assurances. Il a déjà publié La Métamorphose (1915, en allemand) et divers textes, mais la renommée tarde, la confiance manque. Son ami Max, rencontré au détour de leurs études de droit, est bien plus en vue dans le microcosme des intellectuels juifs allemands de la ville tchèque. C'est un sioniste acharné et sûr de lui, animateur d'un groupe de réflexion, le Cercle de Prague. Les deux compères n'ont aucun secret l'un pour l'autre : ils voyagent dans les mêmes pays, fréquentent les mêmes bordels, et entretiennent une correspondance soutenue. Convaincu du génie de Kafka, Brod s'emploie à chasser ses doutes, à lui ouvrir de nouveaux horizons. Dans son sillage, le surdoué s'interrogera bientôt sur son rapport au judaïsme, et envisagera même un temps d'ouvrir un " petit restaurant " à Tel-Aviv.
En 1917, lorsque Kafka apprend qu'il souffre de la tuberculose, c'est évidemment à son " cher Max " qu'il se confie. Où qu'il soit, au sanatorium ou ailleurs, il lui écrit des cartes postales ou des lettres. Dans deux d'entre elles, datées de 1921 et de 1924, il lui ordonne de " brûler " tout ou partie de ses textes littéraires après sa mort. Heureusement, Brod n'en fera rien, cherchant au contraire à diffuser l'oeuvre de son ami, décédé le 3 juin 1924. Ainsi, il s'arrange pour faire publier Le Château, L'Amérique, ou encore Le Procès, qu'il tient pour un chef-d'oeuvre absolu de la littérature en langue allemande.
Au fil des ans, la gestion de ce patrimoine, et plus généralement de l'image de Kafka, devient l'une des raisons d'être de Brod, au moins aussi importante à ses yeux que ses propres ambitions d'auteur. A-t-il trahi le défunt en agissant de la sorte ? Sans doute pas. "Kafka savait bien qu'il n'obéirait pas à de telles instructions", estime Shimon Sandbank, spécialiste israélien de l'écrivain tchèque, et traducteur en hébreu du Château.
Quand les nazis envahissent Prague, en 1939, Brod parvient à filer par le dernier train avec son épouse Elsa. Dans leurs bagages, des centaines, peut-être des milliers de documents de Brod lui-même, mais aussi de Kafka : des lettres, des cartes, des dessins, des manuscrits originaux, dont celui du Procès. Parvenus en Palestine, ils s'installent à Tel-Aviv, où Elsa mourra trois ans plus tard. Max, lui, trouve vite sa place dans les milieux intellectuels. A l'université hébraïque de Jérusalem, il côtoie d'anciens habitués du Cercle de Prague, les philosophes Felix Weltsch et Martin Buber. La confrérie tchèque ne tarde pas à reprendre forme autour d'un lieu symbolique de l'identité juive : la bibliothèque de l'université, dirigée par une autre figure praguoise d'avant-guerre, Hugo Bergman.
Brod fréquente également un couple de Tchèques, les Hoffe, qui ont échappé de peu à l'Holocauste. La jeune mère de famille, prénommée Esther, devient sa secrétaire, probablement aussi sa maîtresse. Cette femme de caractère, maman de deux filles (Ruth et Eva), exerce une forte influence sur lui. "Ses amis avaient du mal à le voir à son domicile, tant elle faisait barrage", confirme l'historien Otto Dov Kulka, à l'époque étudiant.
Margot Cohen, une résistante française qui fut l'assistante de Buber, a croisé cet étrange duo. "Je travaillais à la bibliothèque, explique-t-elle à L'Express dans sa maison de retraite de Jérusalem. D'après la direction, Brod envisageait de nous confier ses archives. Quand il est venu s'informer des conditions de préservation, sa secrétaire ne le quittait pas d'une semelle, elle était littéralement collée à ses pas".
Ce transfert d'archives n'aura jamais lieu. Au décès de Brod, en 1968, Esther Hoffe décide de les garder. A l'entendre, son "maître", comme elle l'appelle, lui aurait offert certains de ces documents, et aurait fait d'elle son exécutrice testamentaire dans un texte rédigé en 1961. Ce testament, dont la formulation paraît ambiguë, suggère un don de la collection à la bibliothèque ou à un établissement similaire, mais en laissant a priori à la très vigilante assistante le soin d'agir à sa guise. Celle-ci, alors âgée de 62 ans, ne va pas s'en priver...
Consciente de détenir là des raretés convoitées par les musées et les collectionneurs, elle les vend au compte-gouttes. Les autorités israéliennes tentent bien de contester son statut d'héritière, mais la justice lui donne raison en 1974.
Les centaines de documents qu'elle ne vend pas suscitent déjà bien des fantasmes. Y aurait-il, dans le lot, un inédit de Kafka? La vieille dame entretient le mystère, et garde discrètement son "trésor" dans dix coffres bancaires, quatre à Zurich (Suisse) et six à Tel-Aviv. A en croire la rumeur, elle en conserverait aussi une partie dans l'appartement qu'elle occupe rue Spinoza, avec sa fille cadette, Eva, hôtesse de la compagnie aérienne El Al.
A la différence de sa soeur, Ruth, Eva ne s'est jamais mariée et n'a pas eu d'enfants. Comme sa mère, elle vénérait Brod et nourrit pour ses archives une forme d'obsession, voire un "attachement biologique, pour ainsi dire physique", selon l'un de ses anciens avocats, Me Oded Hacohen. Et ce dernier d'ajouter: "Enfant, Eva voyait sa mère s'en occuper, elle ne peut pas supporter qu'on y touche."
Au cours des années 1990 et 2000, mère et fille vieillissent ainsi, en vase clos, rue Spinoza, entourés de chats, dans un fouillis de livres et de feuilles jaunies. Esther Hoffe s'éteindra en 2007, à l'âge de 101 ans. C'est à ce moment-là, en pleine dispute d'héritage entre ses deux filles, que la Bibliothèque nationale sortira du silence pour tenter à nouveau, comme en 1974, de récupérer la collection.
Eva, moins conciliante que Ruth, refuse tout compromis. Elle entend faire ce qu'elle veut des documents encore en sa possession, et pourquoi pas les vendre aux Archives littéraires allemandes, installée à Marbach, près de Stuttgart, et déjà propriétaires du Procès. Soutenue par l'Etat israélien, la Bibliothèque avance ses arguments : Brod et Kafka étaient des écrivains juifs ; la place de leurs écrits est donc à Jérusalem, comme ceux d'Albert Einstein, de Stefan Zweig ou des penseurs du Cercle de Prague, et non à l'étranger, qui plus est en Allemagne. Dans la foulée, la Bibliothèque va jusqu'à exiger la restitution du Procès.
La polémique gronde. Le quotidien Haaretz en tient la chronique quotidienne. Un jeune réalisateur, Sagi Bornstein, lui consacre un excellent documentaire (diffusé sur Arte en octobre dernier). Plusieurs universitaires de grand renom, dont Otto Dov Kulka, voient dans cette histoire une cause nationale. D'autres, minoritaires, dénoncent une récupération partisane, voire nationaliste. "Même si ses écrits abordent souvent la question du judaïsme, et sa condition de juif, Kafka n'était pas un écrivain israélien, explique ainsi Shimon Sandbank. Pour Max Brod, évidemment, c'est différent". L'affaire secoue tout autant le petit monde des kafkologues, ces gardiens du temple dont la passion confine à la dévotion. Etrangement, les seuls à ne pas se manifester sont les (lointains) héritiers de Kafka, et son pays, la République tchèque.
Ruth Hoffe ne connaîtra pas l'issue du conflit. Quand elle meurt d'un cancer, en mai 2012, sa soeur, Eva, se retrouve seule au front. Pour l'adversaire, c'est une cible facile, dont le profil prête à caricature. Eva et ses chats. Eva la sauvage. Eva la traître à la patrie. Eva qui hurle à la "violation" de sa "vie privée"... Les soutiens sont rares, l'argent manque, mais il faut se battre, comme sa mère autrefois. Enrôler des avocats. Refuser l'ouverture des coffres. Menacer de se suicider. Résister aux tentatives de cambriolage (trois en huit mois), aux incohérences judiciaires.
Face à elle, la Bibliothèque et son avocat, Me Meir Heller. Interrogé par L'Express, il invoque d'abord les souhaits profonds de Max Brod: "Il est évident qu'il voulait que tous ces textes soient conservés ici. Comme l'indique Margot Cohen, il était d'ailleurs venu s'informer à ce propos. Eva Hoffe veut en garder le contrôle parce que c'est devenu quelque chose d'important pour son égo et pour sa vie. Mais pour en faire quoi? Le sait-elle elle-même?". L'un des responsables de la Bibliothèque nationale, Aviad Stollman, précise le cadre de cette démarche : "Nous essayons de récupérer toute création littéraire émanant d'un juif, qu'il soit israélien ou pas. Dans cette affaire, nous avons le sentiment que la Bibliothèque est l'endroit le plus naturel où conserver ces archives. Bien sûr, ce ne serait pas la fin du monde si elles devaient partir en Allemagne, mais d'un point de vue universitaire, et aussi pour la recherche, il me paraît cohérent que tout soit regroupé ici".
Arrive le 14 octobre 2012, et une décision de justice terrible pour Eva Hoffe: les archives doivent être transmises à la Bibliothèque nationale. L'ancienne hôtesse d'El Al a perdu, mais ne renonce pas à batailler. "Nous ferons appel, prévient son avocat, Me Uri Tzfat, et nous espérons que le tribunal bloquera le transfert d'ici là."
En attendant, Shmulik Cassuto, l'exécuteur testamentaire désigné par la justice, accuse l'Etat de s'être "mal comporté" dans cette affaire: "Cette dame a peut-être un caractère particulier, mais ce n'est pas une raison pour la priver de ce qui lui revient. Pour les autorités de notre pays, cette histoire s'inscrit dans un agenda politique et non judiciaire."
Me Hacohen, l'ex-avocat d'Eva Hoffe, partage ces critiques: "Ce qu'elle subit est une injustice. Effectivement, on peut dire que le pays, à travers la Bibliothèque nationale, s'est mal comporté. Il n'y a pourtant pas grand-chose de Kafka dans les archives..."
"Pas grand-chose de Kafka..." Peut-être aurait-il fallu commencer par là ! S'interroger sur l'ampleur du supposé "trésor". Que cachent-ils au juste, ces fameux coffres ? "Beaucoup, vraiment beaucoup de documents", assure Shmulik Cassuto. Quand la justice a ordonné leur ouverture, il a fallu quatre jours, d'après lui, pour examiner ceux de Zurich, et "au moins six" pour étudier ceux de Tel-Aviv. Les grandes enveloppes qui s'y trouvent renferment surtout des écrits de Brod, en particulier son journal intime, sans doute riche de confidences sur son "cher Franz". De Kafka lui-même, il y a des courriers, un livret de cours d'hébreu, le manuscrit d'un texte déjà connu (Préparatifs de noce à la campagne), ainsi que des dessins. Un rêve de collectionneur - ou de banquier -, pas forcément de lecteur.
Reste l'appartement de la rue Spinoza. Serait-il rempli, comme le bruit en a couru, d'oeuvres en perdition ? Malgré l'obstruction d'Eva Hoffe, la justice a fini par ordonner une inspection. Cette fois, Shmulik Cassuto, l'exécuteur testamentaire, a préféré garder ses distances: "Je suis allergique aux chats, confesse-t-il, si j'entre dans un endroit pareil, je meurs aussitôt !" L'un de ses collaborateurs, Dan Novhari, s'y est aventuré à sa place, en présence d'experts et d'avocats.
"Les chats sont si nombreux, raconte-t-il, que tu risques d'en piétiner un à chaque pas. La partie basse des portes est trouée pour les laisser circuler. Murs et boiseries sont griffés de toutes parts. Et l'odeur, l'odeur !... Sans compter les monceaux de sacs plastiques, remplis de papiers et de détritus. Il y a peu de meubles, mais beaucoup de livres, dans une bibliothèque difficile d'accès en raison du désordre." Selon lui, le temps a manqué pour examiner l'ensemble dans le détail, mais il est peu probable qu'Eva Hoffe ait conservé quoi que ce soit de valeur. Les pièces les plus précieuses seraient bien dans les coffres, en attente de transfert vers la Bibliothèque nationale, terminus annoncé d'une destinée... kafkaïenne.
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