Que le spectacle commence !
Superflu et indispensable, le théâtre est né du désir commun à tous les hommes de partager histoires et expériences.
Il a traversé les siècles et les continents en s'appuyant sur l'enthousiasme des auteurs, des comédiens et de la grande famille des gens de la scène. Alors, frappons les trois coups et allons voir ce qui se cache derrière le rideau...
Isabelle Grégor
Acte I, scène 1 : de l'ombre à la lumière
À quel moment est-on passé de l'autre côté du rideau ?
Difficile à dire, mais on peut supposer que certains rites magiques, pendant la Préhistoire, pouvaient s'apparenter à une représentation.
Gestuelle, mimes, danses et même chants renvoient à un spectacle, sans aucun doute d'abord religieux.
Ceux qui ne sont pas encore des comédiens se couvrent de masques pour prendre l'apparence de l'animal qu'ils honorent.
Au Néolithique, les cérémonies quittent les cavernes pour s'épanouir au soleil, en l'honneur de la Terre nourricière. L'Égypte, où le sacré est omniprésent, nous a laissé des traces des premiers spectacles sous la forme de ballets mais aussi de ce que l'on peut considérer comme des pièces.
Dès 3000 avant JC, des prêtres-acteurs se présentaient sur scène, devant les temples, pour échanger des répliques.
Les jeux scéniques en l'honneur d'Osiris se déroulaient ainsi sur 24 heures avec un texte et une organisation précis, puisqu'on a retrouvé des indications de mise en scène.
Naissance du théâtre grec
Dionysos devrait avoir sa statue dans tous les théâtres : c'est en effet grâce à ce dieu inquiétant, connu davantage pour ses excès que pour sa sensibilité littéraire, que l'on doit la création de l'art du théâtre. Prenant la suite des orgies initiales, la cérémonie s'organise sous la forme d'un cercle de danseurs entourant l'autel puis le choeur.
Puis au VIe siècle avant JC, un aède imaginatif, connu sous le nom de Thepsis, a l'idée de changer de masque pour devenir différents personnages. L'acteur est né, sous le charmant nom de Tragikoï (le bouc) puisque, imagine-t-on, Thepsis se faisait payer en nature, de chèvres ou de boucs.
Le théâtre peut alors prendre son envol, toujours sous la bénédiction des dieux : deux fois par an, les Grecs anciens se rassemblent pour fêter la divinité lors des Grandes Dionysies (au printemps) puis des Lénéennes (en décembre). Pendant 5 jours, autour de l'autel, des auteurs se disputent la couronne de lauriers célébrant le poème élogieux ou le drame satyrique le plus réussi.
Sur les gradins d'un théâtre grec
Nous sommes au IV siècle avant JC, assis sur des gradins en bois, installés à flanc de colline pour une bonne acoustique. Grâce à la générosité de l'État, nous pouvons assister à une représentation aux côtés de membres de toute la Cité : hommes, femmes, esclaves ou pauvres auxquels on offre une place. Chacun va pouvoir voter à bulletin secret pour son auteur préféré, au sein d'un jury tiré au sort.
Observons un peu les lieux : au centre de l'hémicycle, l'orchestra, une piste en terre battue où chanteurs et danseurs peuvent évoluer. Face à nous, toujours en contrebas, le proskénion réservé aux acteurs. Derrière eux, la skéné est une façade contenant plusieurs portes, et où étaient disposés les rares éléments de décors.
Les acteurs, 3 au maximum, sont engoncés dans de longues robes, les visages dissimulés sous des masques qui leur servent de porte-voix ; ils se déplacent sur de hautes semelles appelées cothurnes en psalmodiant leur texte face au choeur, 15 garçons symbolisant la Cité. À noter que les rôles féminins sont joués par des hommes.
La Grèce entre rire et larmes
Le Ve siècle voit l'apothéose du théâtre grec : nés entre 525 et 480 avant JC, Eschyle, Sophocle puis Euripide font de la tragédie, «le chant du bouc», un art. Ils s'inspirent tous trois pour cela des malheurs des héros de la mythologie ou des grandes familles maudites pour illustrer le poids du destin sur le héros. Le public connaît en effet par cœur ces histoires, et peut se concentrer sur la façon dont chaque créateur réinvente le mythe de Troie, la détresse d'Œdipe ou le désespoir d'Antigone.
À peu près à la même époque, la comédie acquiert ses lettres de noblesse sous la plume d'Aristophane qui réjouit le public avec ses vieillards grotesques et ses notables ridiculisés. Ce sont, en tout, près de 350 pièces imaginées par les «quatre Grands». Où ont-elles disparu ? Certaines, jugées secondaires, ont été détruites sous l'empereur Hadrien ; d'autres ont brûlé dans les flammes qui ont consumé la bibliothèque d'Alexandrie ou les bûchers allumés par le prédicateur Savonarole, dans l'Italie du XVe siècle de notre ère. Rome : tous au spectacle !
Le Romain adore être spectateur : il se presse pour écouter les orateurs, assister aux sacrifices, frémir aux jeux du cirque... et applaudir aux pièces de théâtre. Découvert lors de la conquête de la Sicile, en 241 avant JC, cet art a d'abord le goût de l'exotisme apporté par ces histoires de Grecs au comportement étrange ou monstrueux. Mais très vite, les Romains se mettent au travail et livrent une œuvre considérable : voici Plaute, boulanger et pitre devenu le plus célèbre auteur de comédies chantées bouffonnes (La Marmite, IIIe siècle avant JC) suivi par le Carthaginois Térence, ancien esclave qui se consacra aux textes comiques parlés, plus fins (L'Eunuque, IIe siècle avant JC).
Pour donner vie à leurs personnages caricaturaux, les acteurs (toujours des esclaves ou affranchis) se griment et se cachent sous des perruques de couleur et des masques aux expressions outrées. L'élite préfère les lectures publiques qui mettent en valeur les talents d'écrivains et d'orateurs des patriciens. Parmi ces auteurs qui reprennent des sujets grecs, citons le philosophe Sénèque (Hercule furieux, Ie siècle avant JC) dont Shakespeare et Racine se sont inspirés.
Le théâtre, un bâtiment à part
Ne confondons pas : il y a théâtre et théâtre. L'un est un type de spectacle, l'autre est le «lieu où l'on regarde», pour reprendre l'étymologie du mot. Le premier est plus ancien et peut s'affranchir du second : on a fait et on fait encore du théâtre dans toutes sortes de lieu.
Mais revenons au bâtiment lui-même : aux simples pelouses choisies en flanc de montagne pour profiter de l'acoustique et de la visibilité ont succédé des constructions en bois puis en pierre, de plus en plus élaborées. En Grèce, ils permettaient d'accueillir jusqu'à 14.000 spectateurs. Le mieux conservé, à Épidaure, se compose d'un hémicycle de 55 rangs de gradins.
Le lieu du spectacle va évoluer au fil des siècles et suivant les pays : à Rome, il devient clos grâce à un mur de scène, et s'installe au cœur de la ville en s'affranchissant du milieu naturel. Le Moyen Âge le réduit souvent à quelques tréteaux et un rideau disposés sur le marché. Mais comment faire payer tous les spectateurs ? Il suffit de clôturer l'endroit, à la façon des théâtres anglais élisabéthains, circulaires et à étages comme Le Globe, théâtre de Shakespeare reconstruit à l'identique en 1996, à Londres.
Il faut attendre la Renaissance pour que le théâtre trouve un écrin à sa mesure : celui de Vicence en Italie (1585), bâti par Palladio, est le premier à être construit pour durer. Et il le mérite ! L'art du trompe-l'oeil s'y épanouit, avec un décor en bois permanent composé de fausses rues et multiples statues. Malheureusement, ce type de théâtre «à l'italienne», caractérisé par sa forme en U, perd en complicité avec le public ce qu'il gagne en beauté. Par la suite, les innovations se sont faites surtout au niveau des machineries, permettant de jouer avec les éclairages, les sons et les décors.
Au milieu du XXe siècle, certains metteurs en scène ont voulu renouer avec les origines en lançant les grands festivals dans les bâtiments riches en histoire (festivals d'Avignon) ; d'autres ont rapproché acteurs et spectateurs en organisant des représentations dans la rue ou des endroits inattendus. Finalement, c'est bien le théâtre «à l'italienne» qui reste aujourd'hui le modèle, toujours proche de son grand frère grec : quelques gradins et une scène.
Religieux et profane : le Moyen Âge
L'effondrement de Rome marque le début d'un long passage à vide : pendant 600 ans, l'Occident en proie aux envahisseurs n'a plus le temps de se divertir. Les théâtres servent de carrières, les spectacles sont jugés obscènes. Il faut attendre l'An Mil pour que les saltimbanques et jongleurs soient concurrencés par de véritables représentations théâtrales, relancées sous l'impulsion de l'Église.
Il s'agit en effet de montrer les scènes racontées dans la Bible, de rendre plus vivante la liturgie et de familiariser le public avec les histoires expliquées d'habitude en latin. Ces drames liturgiques (Les Pélerins d'Emmaüs, XIe siècle) sont peu à peu remplacés par des représentations jouées sur le parvis puis sur les grandes places : les miracles (XIVe siècle). Relatant un épisode de la vie des saints, ils sont détrônés un siècle plus tard par les mystères (XV-XVIe siècle) qui représentent des extraits des livres sacrés, parfois pendant plusieurs jours.
À cette même époque, sur les marchés, le théâtre devient profane et moqueur avec les soties qui ridiculisent les personnalités de l'époque et les farces qui s'inspirent de la vie quotidienne (La Farce de maître Pathelin, 1460, 1.600 vers). En 1548, coup de tonnerre dans le monde du théâtre : l'Église décide d'interdire les mystères, jugés immoraux et irrespectueux envers la religion et le pouvoir. Assoiffé de liberté, notre art part se réfugier de l'autre côté de la Manche...
Les «lieux de nulle part» (Angleterre, XVIe-XVIIe siècles)
Si, à Paris, le théâtre passe sous le monopole des confréries, en Angleterre il est le fait d'entrepreneurs de spectacles qui voient bien l'argent qu'ils peuvent retirer de la spécialité. De petits convois constitués de mansions (petites scènes) tirées par des bœufs font le tour des villes et villages à la rencontre du public. Puis, parce qu'il est plus facile de faire payer les curieux en limitant l'accès, on construit à partir du XVIe siècle à Londres des théâtres fixes, appelés «lieux de nulle part» par Shakespeare.
Sous le règne d'Elizabeth Ière, en 1576, est construit dans la capitale le premier bâtiment fixe. Le spectacle y est total, aussi bien sur scène qu'autour. Le public, de tous milieux, réagit bruyamment aux trappes qui s'ouvrent, aux duels violents et même à l'arrivée de chevaux sur le plateau ! Cette «maison du Diable» à plusieurs étages accueille les pièces de Christopher Marlowe (La Tragique histoire du Dr Faust, 1590), brillant provocateur mort à 29 ans d'un coup de poignard dans l'oeil. Il eut le temps, entre deux rixes, de donner ses lettres de noblesse à l'écriture théâtrale élisabéthaine, magnifiée ensuite par son ami William Shakespeare. Génie de l'écriture, celui-ci livre 37 pièces sous la forme de drames historiques (Richard III, 1591), tragédies (Roméo et Juliette, 1595, Hamlet, 1596) et comédies (Le Songe d'une nuit d'été, 1595).
Légende du théâtre, «Gentle Will» a créé des personnages forts, déchirés, écrasants de présence, alors que lui-même eut une vie fort discrète, au point de faire naître toutes les rumeurs : il n'avait aucune culture, n'avait pas écrit ses pièces, était espion... Le mystère a fort bien nourri le mythe !
Des scènes à chaque coin de rue ! (Espagne, XVIe-XVIIe siècles)
Grâce aux galions revenant d'Amérique, l'Espagne est au XVIe siècle à son apogée dans tous les domaines, y compris les Lettres. La soif de spectacle devient sans limite. Au cœur des corrales, cours ou espaces entre les maisons où l'on dispose la scène avec des décors sommaires, les représentations s'enchaînent : une pièce ne doit pas rester plus de huit jours «à l'affiche» !
Dans les quelque 10.000 comedias (pièces de théâtre en général) écrites en un siècle, on s'inspire de la vie quotidienne, des problèmes de couples, des rivalités au nom de l'honneur ou d'événements historiques. Les imbroglios familiaux sont auscultés sous les yeux d'un valet bouffon qui permet de sortir de la tragédie pour s'acheminer vers une fin heureuse. Surnommé «le monstre de la nature», Lope de Vega (Le Chien du jardinier, 1618) a écrit à lui seul près de 2.400 de ces tragi-comédies comptant généralement chacune 3.000 vers. Son homologue Pedro Calderon (La Vie est un songe, 1635) ne peut en revendiquer que 500 pour plaire au public hétéroclite qui s'empresse d'applaudir les troupes professionnelles.
Dans le même temps, l'Église encourage les pièces religieuses, appelées auto-sacramentalès, qui mettent en scène la Passion du Christ. Certains moines prennent la plume, à l'exemple de Tirso de Molina (Le Trompeur de Séville, 1630) qui a créé le personnage de don Juan, voué à une grande carrière.
Masques et Pantalon : la Commedia dell'Arte (Italie, XVI-XVIIIe siècles)
«Théâtre professionnel» : c'est ainsi que l'on peut traduire l'expression Commedia dell'Arte. Les comédiens italiens de l'époque sont en effet devenus des hommes de l'art, itinérants, montrant leur talent aussi bien dans la rue que dans les palais. Leur répertoire se compose de textes savants mais surtout de comédies, produites notamment par Nicolas Machiavel dont La Mandragore est interdite en 1512 par le pape.
L'Italie applaudit à ces spectacles caricaturaux fondés sur l'improvisation : à partir de simples canevas, les comédiens (et les comédiennes !) multiplient les inventions et les acrobaties pour donner vie à des personnages excessifs, toujours les mêmes. Voici Arlequin, le valet paresseux aux vêtements rapiécés ; à ses côtés, Colombine, la servante délurée, Polichinelle le bossu ou encore Pantalon, l'avare habillé de longs caleçons.
Leurs visages sont dissimulés sous des demi-masques en cuir, ce qui n'empêcha pas certains acteurs de connaître la gloire, comme le fameux Scaramouche (Tiberio Fiorilli) qui divertit souvent Louis XIV. La France, comme toute l'Europe, tomba en effet sous le charme des Italiens que Catherine de Médicis fit venir à Paris en 1570.
La troupe partagea ensuite le théâtre du Palais-Royal avec Molière qui s'en est largement inspiré pour ses histoires (la jalousie du vieillard amoureux...) ou ses personnages (Scapin...).
Théâtres d'ailleurs ou d'autrement
Le théâtre n'est pas homogène : par exemple, celui que nous connaissons en Occident est riche de multitudes de variantes, que ce soit les marionnettes comme Guignol, né à Lyon en 1808, ou les chevaliers siciliens de l'Opera dei Pupi.
Héritières de l'Antiquité, ces figurines sont également présentes à l'autre bout du monde, en Indonésie ou encore au Japon où les poupées de grandes tailles nécessitent des trésors de manipulation (le bunraku).
Ces spectacles populaires se sont développés en parallèle du théâtre nô, créé au XIVe siècle par Motokiyo Zeami.
Très codifié, mêlant chants et danses, le nô met en scène un personnage masqué et richement vêtu qui va dialoguer avec un second comparse, plus en retrait. Destiné à un public aristocratique, ce théâtre n'a guère évolué depuis cinq siècles.
Citons enfin l'opéra chinois, plus proche de notre opéra que de notre théâtre puisque chants, pantomimes et ballets acrobatiques s'enchaînent. La Chine serait également à l'origine du théâtre d'ombres, très développé en Indonésie (le wayang) ou encore en Turquie (le karagöz).