Le grand écrivain mexicain est mort à 83 ans. Au «Nouvel Observateur», il avait parlé du sous-commandant Marcos et de Faulkner, des trois mondialisations et de la guerre en Irak, de la vie à Londres et de la mort de son fils. C'était en 2003.
Né au Panama en 1928, CARLOS FUENTES est mort ce 15 mai 2012 à Mexico. Il avait étudié aux Etats-Unis et en Amérique latine. Ancien délégué du Mexique auprès des organisations internationales à Genève, ex-ambassadeur du Mexique en France, il est l'auteur d'une dizaine de livres, dont «Terra Nostra» et «la Mort d'Artemio Cruz». Souvent cité comme potentiel lauréat du Nobel de littérature, il avait reçu de nombreux prix: le prix national de littérature du Mexique en 1984, le prix Cervantès en 1987, le prix prince des Asturies en 1994. (Marco Ugarte/AP/SIPA)
L'Irak. Je suis de ceux qui avaient prévu que l'intervention américaine en Irak contenait en germe un nouveau Vietnam. L'ironie du sort, c'est que le détestable tyran qu'était Saddam Hussein fermait hermétiquement l'Irak au terrorisme. Aujourd'hui, l'Irak est devenu le rendez-vous le plus couru des terroristes du monde entier. La guerre contre une force d'occupation, elle, était prévisible. Même si on déteste un régime, on aime son sol, sa patrie, on prend les armes contre ceux qu'on perçoit comme des occupants.
Troisième constat: le grand perdant dans cette affaire, c'est le droit international. La France, le Mexique, le Chili, l'Allemagne ont livré une bataille, parfois mal comprise, en sa faveur. Alors que Bush père, au moment de la chute du Mur, avait annoncé un nouvel ordre international, nous sommes maintenant plongés dans le plus grand et le plus dangereux désordre international.
Les Etats-Unis et le Mexique. Six millions de travailleurs mexicains aux Etats-Unis envoient chaque mois 1 milliard de dollars au pays. C'est devenu la deuxième source de devises étrangères pour le Mexique, après le pétrole, avant le tourisme. Bon nombre de ces immigrés, notamment en Californie, sont passés en dix ans de la classe ouvrière à la classe moyenne. Ils créent des entreprises par centaines, parfois par milliers, chaque année. Ils contribuent à la prospérité des Etats-Unis. Et bien sûr à celle du Mexique.
Mais pourquoi quittent-ils leur pays? A cause de la pauvreté, c'est certain; mais surtout à cause de l'insécurité. Nous devons créer du travail chez nous, mais surtout une culture de la légalité qui nous a presque toujours manqué. On ne peut pas toujours accuser les Etats-Unis d'être responsables de nos propres maux. Les Américains, savez-vous, ne respectent que les gens qui leur parlent debout et les regardent dans les yeux. Dès que quelqu'un s'incline, il peut s'attendre à recevoir un coup de pied au cul.
Nous avons une longue expérience de la cohabitation avec les Etats-Unis. En 1848, la bannière étoilée a flotté sur Mexico. La tentation des impérialistes américains était très grande de s'emparer de tout le Mexique, jusqu'au Panama. Mais leur général en chef a compris que le Mexique central était trop peuplé et que la guérilla les menacerait quotidiennement. Ils ont donc gardé toutes ces provinces désertiques qui s'appellent aujourd'hui la Californie, le Texas, l'Arizona, et ils ont laissé les Mexicains se débrouiller entre eux. Ça aurait peut-être pu leur servir de leçon aujourd'hui.
Les Hispaniques. C'est un fait fondamental pour l'avenir des Etats-Unis: 35 millions d'hispanophones y vivent. On a vu lors de la dernière campagne présidentielle Bush et Gore essayer de parler un espagnol épouvantable pour séduire cet électorat. Un million de personnes passent chaque mois la frontière. Ils sont porteurs de langue, de culture, et y restent fidèles même une fois installés en Amérique. 35 millions de personnes parlent l'espagnol aux Etats-Unis et seulement 200.000 environ parlent l'anglais au Mexique. La culture mexicaine et hispano-américaine résiste, par les chansons, le folklore et la cuisine, à la culture commerciale américaine.
La mondialisation. L'Europe a le devoir de donner au monde le meilleur d'elle-même. Le monde a besoin de deux pôles, ou en tout cas d'un multilatéralisme. Pour l'Amérique latine, l'Europe incarne cette possibilité d'alliance face au danger de l'unilatéralisme. On n'arrêtera pas la mondialisation. Ce n'est pas du reste la première que nous affrontons. Il y a eu celle de Christophe Colomb et de Magellan. Puis la révolution industrielle, et aujourd'hui une troisième. Dans les deux premiers cas, elle a suscité une réponse juridique. Après la découverte de l'Amérique, les lois des Indes édictées par l'Espagne; pour la révolution industrielle, les lois sociales. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est donner un cadre juridique à ce fait économique inévitable.
La démocratie en Amérique latine. Après des décennies de dictature militaire, l'arrivée de la démocratie a été identifiée à la prospérité, à l'éducation, au travail, au bien-être. D'où les manifestations de désillusion, quand les gens ont vu que ce n'était pas aussi facile. C'est ce qu'ils sont en train de dire aux gouvernements démocratiques: nous sommes heureux d'être démocrates, mais quand est-ce qu'on commence à travailler, à manger, à aller à l'école? La demande sociale des Latino-Américains vis-à-vis de leurs gouvernements est en train de grandir, avec des conséquences bénéfiques ou fatales. Déjà au Mexique les enquêtes démontrent que 37% des Mexicains préfèrent un régime autoritaire. Il faut donc que les gouvernements répondent à cette attente sociale, et y répondent vite.
Les revendications des peuples indiens restent aussi très importantes. Ils ont été marginalisés, dépouillés, maltraités depuis toujours. Au Chiapas, par exemple, on interdisait aux Indiens de marcher sur le trottoir. Alors la révolte du sous-commandant Marcos a beaucoup compté et compte toujours. Le personnage fait des choix politiques que je trouve erronés. Comme par exemple de donner son appui à l'ETA, la bande terroriste criminelle du Pays basque, ou d'insulter gratuitement Felipe Gonzalez et le roi d'Espagne, des choses sans le moindre rapport avec le problème indien. Marcos parle trop. Lula, on va voir.
Le sens tragique de l'Histoire. Avec la chrétienté, l'idée antique du tragique a été brisée, puisque le catholicisme offre le paradis et le salut éternel. Contre cette idée du tragique a joué aussi la promesse laïque du progrès? Condorcet. On va vers le progrès, et le progrès, c'est le bonheur. Le XXe siècle a démontré le contraire. Le tragique a resurgi sous le masque du crime. Hitler, Staline ne sont pas des figures tragiques, ce sont des criminels.
Vous connaissez le dicton américain: «Nothing succeeds like success.» Mais on peut dire aussi: «Nothing succeeds like failure.» La question du tragique est relativement absente du monde anglo-saxon. Ceux qui y ont réfléchi, ce sont Emmanuel Mounier, Simone Weil, Albert Camus, Miguel de Unamuno. C'est une affaire qui préoccupe davantage les Latins que les Anglo-Saxons, qui croient au succès, même s'il y a Faulkner, bien sûr, qui possède le sens du passé. C'est un pays qui perd la mémoire très vite, les Etats-Unis.
Nous, nous avons une longue mémoire, de nos échecs comme de nos succès. Le passé est toujours présent, dans le sens où la mémoire est la seule façon d'avoir un passé. Nous avons donc un sens du temps plus souligné qu'aux Etats-Unis, toujours avec l'exception Faulkner. Peut-être parce que le Sud a connu la défaite. Quelqu'un a dit que l'Amérique latine commence au sud de la ligne Mason-Dixon en Virginie. C'est peut-être vrai. Les gens du Sud sont déjà un peuple latino-américain. Ce n'est pas par hasard que Faulkner a eu une telle influence sur Vargas Llosa, sur Garcia Marquez, sur moi. Nous sommes tous très faulknériens. C'est un Américain qui nous a appris le sens de la vie, de la littérature et de la grandeur de l'échec.
La mort. Le Mexicain ne redoute pas la mort, car le Mexique est un pays qui ne fait pas la distinction entre la mort et la vie. Pour nous, tout est vie, même la mort. C'est une différence entre le Mexique et l'Occident. Ce culte de la mort, que l'on vient de célébrer à la Toussaint, a un sens. Il est très émouvant de voir au Chiapas les Indiens apporter les portes de leur maison sur la tombe de leurs ancêtres, pour qu'ils puissent la reconnaître. Ils leur disent: voici la porte de ta maison, ainsi tu sauras comment rentrer chez toi. Ils sont convaincus que ce jour-là le mort va revenir.
La ville de Mexico comptait 500.000 habitants au moment de la conquête espagnole. Elle était aussi grande que Séville. Les conquistadors ont écrasé les idoles, détruit les villes, mais le syncrétisme s'est peu à peu imposé chez les Indiens. Dans une culture comme celle des Aztèques, qui faisaient des sacrifices humains, l'apparition du Christ a tout bouleversé. Voilà un dieu qui, au lieu d'exiger que l'on se sacrifiât pour lui, se sacrifiait pour nous. Le syncrétisme est ainsi devenu la vraie religion du Mexique, un pays où le sacré prime, un pays qui croit à la sacralité. Maintenant, si vous me demandez si je suis moi-même croyant, je vous répondrai, comme Bunuel: grâce à Dieu, je suis athée.
Son fils. La mort d'un être qu'on aime énormément pose le problème immédiat de la douleur, de la résignation, et de savoir comment faire pour que l'être disparu reste vivant. Mon fils est mort très jeune, il avait 27 ans, et dans ma conscience, dans mon travail, je me dis: je fais ça pour mon fils.
C'est mon fils qui continue à parler, à écrire à travers moi. Il a laissé une oeuvre graphique, un livre de poèmes. Il avait un avenir. Je me dis que si j'ai le droit à un avenir, c'est parce qu'il m'a donné cet avenir. Alors il se produit une espèce d'incorporation de l'être cher perdu, à soi-même, à son travail, à sa vie. C'est la seule façon que j'ai trouvée de vivre avec cette chose aussi pénible, la mort d'un fils, la chose la plus terrible qui puisse arriver.
Ma ville idéale. En Europe, ce serait une ville avec théâtre anglais, musique allemande, architecture italienne, cuisine française, et beaucoup d'Espagnols. Je préfère vivre à Londres qu'à Paris, parce qu'à Paris j'ai trop d'amis. J'ai beaucoup vécu à Paris et je sais qu'il y a trop de tentations: de l'amitié, de la cuisine, on aime flâner dans cette ville, on aime rester dans un quartier pendant des heures.
Tandis qu'à Londres il y a le mauvais climat, la mauvaise cuisine, et les Anglais, quand ils vous donnent rendez-vous, vous disent: voyons-nous peut-être dans deux mois. Alors c'est un lieu merveilleux, je mène une vie très spartiate: je me lève à 6 heures, je commence à écrire à 7 heures, je finis à midi. Je fais une grande promenade dans le cimetière parce qu'il n'y a pas de voitures - à Londres, je ne comprends jamais de quel côté viennent les voitures, et je risque toujours de mourir écrasé. Je déjeune avec ma femme, je lis trois heures l'après-midi, et à 7 heures du soir on a les meilleurs théâtres et opéras du monde. Je peux écrire presque un livre par an grâce à Londres. Et puis c'est une ville d'information, ce qui n'est pas secondaire. L'information est excellente: la télévision, les journaux, les revues, «The Economist» -Londres a aussi ses vertus.
Trois livres dans une île déserte. J'emporterais d'abord l'annuaire téléphonique, c'est inépuisable. Puis le livre que je lis tous les ans, et je continuerai de le faire jusqu'à ma mort: «Don Quichotte». Et «la Comédie humaine» de Balzac.
Propos recueillis par François Armanet et Didier Jacob
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