Créé le 23-04-2012 à 12h30- Mis à jour le 26-04-2012 à 16h07Réagir
On a récemment célébré le centenaire du plus français des moralistes roumains. L'écrivain américain Benjamin Ivry l'a fréquenté à la fin de sa vie. Il livre aujourd'hui ses souvenirs, inédits en France, dont voici quelques extraits.
Cioran en 1989 (Sipa)
L’écrivain américain Benjamin Ivry, biographe de Poulenc, Rimbaud et Ravel, traducteur du français (Gide, Verne, Gombrowicz, Balthus) et journaliste free lance fréquenta Cioran régulièrement alors qu'il habitait Paris. Pour fêter le centenaire du philosophe, il vient de faire paraître des souvenirs sur lui dans le Salmagundi Journal (numéro de Mars 2012) publié aux Etats-Unis, dont nous avons extrait et traduit quelques passages.
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C’est en publiant son premier livre en 1947, «Précis de décomposition», qu’Emil Cioran devint E. M. Cioran. Il me raconta plus tard qu’il flânait dans la librairie Galignani, très respectée à Paris dans le domaine de la littérature anglaise, lorsqu’il vit le nom d’E.M. Forster inscrit sur la couverture d’un livre et jugea que ces initiales séduisantes étaient dignes d’un écrivain.
En choisissant de signer sous le nom d’E.M. Cioran, il allait égarer les auteurs d’ouvrages de référence comme ceux du dictionnaire Larousse qui, en créant une nouvelle entrée pour «Cioran», lui inventèrent un deuxième prénom pour expliquer l’initiale M, et le dénommèrent donc «Emile Michel Cioran», francisant au passage son premier prénom roumain.
Trop heureux d’y être référencé, Cioran n’osa jamais se plaindre de ces erreurs et en découvrit d’autres par la suite dans des études qui présumaient par exemple que son (faux) deuxième prénom était un gallicisme tiré de son prénom roumain ou encore que son véritable nom était «Emile Mihai Cioran».
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Angliciste confirmé, Cioran avait tout naturellement adopté ces initiales aperçues dans une librairie anglaise, et non parce qu’il a partagé plus de cinquante années de sa vie avec une jolie professeur d’anglais blonde, Simone Boué. Il me racontait d’ailleurs avec quelle impatience il attendait chaque représentation de Shakespeare donnée dans le Paris d’après-guerre par la Compagnie de Donald Wolfit, ce cabotin qui inspira ensuite la pièce et le film anglais «The Dresser».
Cioran appréciait évidemment son manque de retenue lorsqu’il incarnait Hamlet. Il suivait toute la pièce texte en mains; ce n’était pas rien: comme à son habitude, Wolfit coupait régulièrement des passages, et Cioran devait fouiller dans son édition bon marché de Hamlet pour se repérer, tout en continuant de suivre la pièce.
Un jour, un employé de Wolfit vint l’aborder pendant l’entracte pour lui dire que Sir Donald voulait lui demander quelque chose; Cioran, flatté, pensa que le célèbre acteur anglais avait remarqué sa présence à toutes les représentations et qu’il désirait lui offrir une coupe de champagne en coulisse. Mais c’était en réalité pour demander à ce spectateur dévot d’arrêter de faire du bruit en tournant les pages de son livre, car cela le déconcentrait.
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Attribuant à la musique de véritables pouvoirs, Cioran me dit un jour, en citant ses Syllogismes de l'amertume: «S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu.» Il ajoutait: «Sans Bach, Dieu ne serait qu’un type de troisième ordre.»
Cioran a noté dans ses Cahiers que dans certains moments d’illumination, la musique vous ferait croire qu’une théocratie est possible. Il explique en effet que la meilleure musique peut aussi facilement le faire rêvasser que le plonger dans une fureur soudaine à l’égard de toutes les attaques dont il a été victime de la part de ses adversaires.
Comme ses propres aphorismes, la musique, art utile, peut ouvrir des routes nouvelles. Un soir à dîner, alors que nous discutions d’Heinrich Heine, j’ai chanté quelques mesures d’un lied de Schumann sur un poème de lui. Cioran s’est exclamé, tout excité: «Si un jour tu as des ennuis avec la police des frontières, tu n’auras qu’à chanter pour eux !» Il fallait entendre par là que, même si je n’envisageais pas moi-même une telle situation, la musique pouvait résoudre les problèmes délicats de visa, d’émigration, toutes choses que Cioran n’a jamais oubliées.
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Avant même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il était attiré, fasciné par certains éléments de la tradition et la culture juives. En 1930, il assista au Congrès juif de Bucarest, où il se révéla le seul non-juif présent, comme il le rapporte dans ses Cahiers.
Ses amitiés étroites pour des juifs roumains comme Paul Celan ou Benjamin Fondane, est un fait attesté. Il fit bien plus que leur témoigner simplement de sa sympathie. Lorsque, sous l’occupation allemande, Fondane fut arrêté en 1944 à Paris, Cioran alla supplier l’influent directeur de chez Gallimard, Jean Paulhan, pour que celui-ci l’accompagne au poste de police et fasse valoir sa notoriété littéraire afin de le libérer.
Il y amena Paulhan à juste raison car lui-même n’était qu’un obscur immigré roumain en situation irrégulière qui échappait tout juste à la faim en mangeant dans les restaurants universitaires parisiens, ce qu’il fit d’ailleurs jusqu’à ce qu’on lui retire sa carte d’étudiant, bien après l’âge de quarante ans. Il ne jouissait d’aucune influence, d’aucune notoriété littéraire, et pourtant il se présenta lui-même aux autorités d’occupation.
Peut-être impressionnées par la notoriété de Paulhan, les autorités acceptèrent de libérer Fondane. Lui, de son côté, refusa d’abandonner sa sœur, elle aussi arrêtée. Ce dévouement fraternel scella le destin de Fondane, qui fut assassiné à Auschwitz.
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Malgré les affirmations répétées d’auteurs de livres à charge, qui prétendent que Cioran serait retourné un certain temps en Roumanie pendant la Seconde Guerre Mondiale, Cioran et Simone m’ont toujours assuré que ce voyage n’a jamais lieu; Cioran est resté à Paris durant toute cette période.
Contrairement à des Parisiens privilégiés, ou à des artistes de renommée internationale comme Picasso, qui avaient les moyens de s’approvisionner au marché noir de La Villette, eux mangeait rarement à leur faim. Leur souffrance ne peut être comparée à celle qu’ont endurée les déportés, les prisonniers des camps de concentration; et pourtant Cioran me raconta que l’ambassade roumaine organisait des buffets pour les émigrés, et qu’à une de ces occasions, les invités affamés s’étaient rués avec une telle fureur sur les tables qu’ils en avaient renversé une, et avaient répandu une importante quantité de nourriture et de boisson sur le sol.
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A Paris, Cioran menait la vie d’un étudiant pauvre, habitait dans des hôtels bon marché puis, durant les dernières décennies, un appartement au sixième étage d’un immeuble où un ascenseur ne fut installé qu’à la toute fin de sa vie. Quand on connaît la nature de Cioran, l’extrême sensibilité de ses écrits, il n’est pas inutile de savoir que tous ces logements, même celui de la rue de l’Odéon, ne disposaient que de toilettes sur le palier.
Pour une personne qui souffrait régulièrement de maux d’estomac, ces conditions de vie n’étaient pas innocentes. A cause de la loi de 1948 sur les loyers, tombée en quasi désuétude aujourd’hui, et qui permettait aux plus pauvres de vivre dans les quartiers du centre de Paris, Cioran n’avait pas le droit de faire installer des toilettes dans son appartement: à supposer qu’il en ait eu les moyens à la fin de sa vie, cela aurait entraîné une telle augmentation de loyer qu’il aurait été contraint de quitter le 21, rue de l’Odéon.
De temps à autre, le propriétaire essayait de les en expulser, lui et Simone, prétendant qu’un de ses proches souhaitait s’y installer (un vide juridique de la loi de 1948), mais Cioran lui répliquait: «Je vais convoquer la presse !», ce qui décourageait immédiatement le propriétaire soucieux de sa réputation.
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Concernant ses problèmes digestifs, les Cahiers de Cioran mentionnent aussi un magasin aux vitrines peu alléchantes qu’il était obligé de fréquenter, et qui vendait des produits diététiques. Lors des dîners entre amis dans leur appartement, ce que Simone appelait «le pain de Cioran» était d’ailleurs placé dans un panier à part.
Par mégarde, je me suis hasardé un jour à manger un morceau de cette chose insipide. Son goût sec et granuleux – c’était censé être sans gluten mais ce n’était pas une excuse valable – semblait symboliser tout le poids d’une destinée. Malgré sa notoriété toujours plus importante dans les cercles d’intellectuels, Cioran vécut très chichement jusqu’à la fin, aidé par le modique salaire de professeur de Simone.
Cette situation financière explique que beaucoup d’essais de Cioran, sur des sujets allants du poète Paul Valéry à l’auteur du XIXe siècle Joseph de Maistre, furent écrits pour l’unique raison qu’on les lui avait commandés. Hélas, personne ne pensa à lui demander d’écrire sur toutes les questions littéraires qui le passionnaient, telles que la poète Emily Dickinson, à laquelle il vouait une véritable adoration.
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L’état de santé de Cioran, qui déclinait avec régularité, rendit nécessaire son hospitalisation à l’hôpital Broca, où je me rendis régulièrement pour soutenir le moral de Simone. Au début de son séjour, Cioran était encore capable d’un bon mot. Par exemple, une patiente sénile, dans la chambre d’à côté, se mettait à hurler une phrase, qu’elle répétait inlassablement ; elle avait la manie bizarre de répéter le dernier mot en l’épelant. Si elle criait «j’en ai marre !», elle épelait ensuite M-A-R-R-E!, ou si c’était «je veux partir», elle rajoutait P-A-R-T-I-R ! Après l’avoir écouté pendant quelques jours, Cioran dit d’un air narquois: «Elle a de l’avenir dans la typographie.»
Au début aussi, ses habitudes de péripatéticien l’incitaient à déambuler pendant des heures dans les couloirs de l’hôpital, comme si le simple fait de marcher pouvait apaiser les angoisses toujours plus grandes provoquées par son état de santé. Il a beaucoup écrit sur le désespoir, la paralysie qu’il entraîne, et la manière de l’aborder ; et pourtant, il était un homme naturellement vigoureux: dans sa jeunesse il avait été un cycliste passionné (cela semble difficile à imaginer, mais c’est pourtant la stricte vérité), et il restait un marcheur marathonien qui arpentait sans fin les allées du Jardin du Luxembourg.
Même après la fermeture, il suivait les grilles de fer qui l’encerclent et semblent n’avoir jamais de fin. De telles réserves d’énergie s’épuisèrent vite une fois qu’il fut hospitalisé. Lorsqu’il dut rester alité, Simone eut à supporter sa maladie mais aussi toutes ses conséquences.
Il y eut par exemple la visite surprise de deux «flics» roumains, comme elle les appelait elle-même, qui enquêtaient sur une rumeur colportée dans les cercles gouvernementaux, selon laquelle Cioran aurait été abandonné, et laissé dans un complet état d’indigence.
Pour l’honneur de la Roumanie, il était apparu évident aux instances officielles qu’il fallait faire sortir Cioran de l’hôpital Broca au plus vite et le ramener bon gré mal gré dans sa patrie, où il serait soigné comme devait l’être un des plus remarquables fils de la nation. Simone leur assura qu’il n’était pas nécessaire de kidnapper Cioran pour s’en occuper et après quelques jours passés à enquêter, les «flics» se volatilisèrent aussi rapidement qu’ils étaient apparus.
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Les habitudes de Simone, qui s’occupait de Cioran tous les jours, furent bouleversées le jour où elle fut renversée par une camionnette pendant qu’elle faisait son marché dans le VIe arrondissement, près de chez eux. Elle me raconta que, lorsque le chauffeur sortit pour venir la voir alors qu’elle était étendue sur le sol, elle lui cria: «Pourquoi ne m’avez-vous pas achevée ?» Mais elle ne put s’empêcher d’ajouter qu’elle avait trouvé le chauffeur très beau alors même qu’elle était furieuse contre lui de lui avoir foncé dessus. Quelle que soit la situation, Simone était toujours extrêmement sensible à la beauté.
Elle me dit un jour qu’elle admirait le violoniste Yehudi Menuhin pour sa beauté, même quand il prit de l’âge. J’évoquai les défauts qui étaient apparus dans ses derniers concerts, son oreille défaillante ou le tremblement de ses mains, mais cela n’avait aucune importance pour elle. Elle le trouvait magnifique, voilà tout. La beauté et l’élégance représentaient des qualités supérieures aussi bien pour Simone que pour Cioran. Leur ami le philosophe Clément Rosset raconta à un journaliste que, pendant leur dernière conversation, Cioran lui avait dit: «C’est vraiment très inélégant de se suicider.»
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Signe des temps, juste au moment où Cioran se vit obligé de quitter le 21, rue de l’Odéon pour partir à l’hôpital Broca, une figure de la télévision, qui était aussi un piètre écrivaillon de biographies d’auteurs que Cioran méprisait, rentables certes mais grossièrement écrites et à peine informées, cherchait un logement luxueux à la même adresse.
Ce biographe finit par s’installer dans un appartement de grand standing qui donnait sur Place de l’Odéon et sur son théâtre historique, alors que le modeste logement de Cioran ne donnait que sur la rue étroite qui y mène. Ceux qui lui rendaient visite pouvaient néanmoins, en se penchant par le balcon, apercevoir un bout de verdure du jardin du Luxembourg.
Lorsque je fis la connaissance de Cioran, dans les années 80, les aspects du quartier qui lui plaisaient dans les années 30, comme les nombreuses librairies d’occasion, avaient disparu pour laisser place à des magasins bourgeois et des boutiques de cartes de vœux pour touristes. Et même le plaisir qu’il trouvait à se promener était gâté par la circulation toujours plus importante et la pollution, qui faisaient de Paris un parking mal aéré plutôt qu’une ville de flâneurs.
Une autre particularité que possédait l’appartement sous les toits de Cioran, rue de l’Odéon, était que sa mansarde, semblable à un grenier encastré sous les toits d’un immeuble bourgeois et que Simone appelait toujours «la chambre de Cioran», était assez basse de plafond. Je mesure 1,80 m et lorsque je me mettais debout dans l’endroit le plus haut de la pièce, ma tête touchait le plafond.
Cioran était assez petit pour s’y déplacer facilement mais il restait le plus souvent assis pour lire ou écrire, ou bien allongé pour dormir. C’étaient sans doute les dimensions réduites de cette pièce qui favorisaient les bruits extérieurs, venant soit des voisins, comme cette vieille femme à l’étage inférieur qui laissait la radio allumée toute la journée et cuisinait des plats qui sentaient fort, soit de l’agitation habituelle d’un immeuble parisien.
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Après avoir soutenu moralement Simone dans les derniers moments de Cioran, j’ai refusé d’assister à ses funérailles religieuses, qui commencèrent par une cérémonie dans la vénérable église orthodoxe roumaine du Ve, l’église des Saints-Archanges. Après tout, Cioran avait bien déclaré lui-même: «La liberté a été la seule religion de ma vie.»
Simone, complètement épuisée, avait confié la responsabilité d’organiser la cérémonie et l’enterrement de Cioran au Cimetière Montparnasse à Marie-France Ionesco, fille d’Eugène, son ami de toujours, et qui était pleine de talent et d’une intelligence très vive. Elle-même était très proche de Simone et Cioran; elle avait des dons divers, et je me souviens d’ailleurs que Cioran m’avait raconté à quel point le chef d’orchestre Sergiu Celibidache avait été impressionné de voir que cette petite fille possédait l’oreille absolue.
Très croyante, elle avait prévu des funérailles dans la tradition roumaine orthodoxe, comme il sied à un fils de pope, avec une cérémonie religieuse suivi d’un enterrement très couru au Cimetière Montparnasse, auquel assistèrent des hordes de célébrités parisiennes dont Bernard-Henri Lévy, qui ne comptait pour rien ou presque dans la vie de Cioran.
Je pressentais cette affluence, et je m’assurai que Simone recevrait tout le soutien nécessaire de la part de Marie-France. Tout en comprenant que Simone ait accepté la cérémonie religieuse, je la trouvais totalement étrangère au scepticisme de Cioran. D’ailleurs, Simone me confia juste après l’enterrement qu’elle n’y aurait pas assisté si elle avait pu.
Elle célébra pourtant plusieurs fois de suite l’anniversaire de sa mort, dans cette même église orthodoxe roumaine, tous organisés par la fidèle Marie-France, en dépit des hésitations de Simone sur sa propre foi et de ses doutes à l’égard de toute instance religieuse en général. Une personne profondément pieuse n’aurait pu vivre un demi-siècle avec Cioran, mais Simone avait conservé auprès de lui certaines convictions farouches, notamment son inébranlable foi en l’homéopathie. Elle souffrait d’une grave polyarthrite rhumatoïde qui lui déformait les mains et lui causait de terribles douleurs : elle continuait pourtant d’avaler ses petites pilules homéopathiques dans l’espoir qu’elles pourraient améliorer son état. Lorsque je l’eus enfin persuadée de parler au téléphone à un acupuncteur chinois que je savais être qualifié et bienveillant, le Dr. Hu Ying Chieh nous informa que la maladie de Simone aurait pu être soignée si elle avait été prise plus tôt, mais qu’elle était désormais trop avancée pour être guérie par l’acupuncture.
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Cette polyarthrite peut avoir été à l’origine de la noyade de Simone, qui nageait alors près des côtes de Dieppe le 11 septembre 1997. Certains journalistes évoquèrent un suicide, mais il est bien plus probable que son corps de plus en plus faible n’a pas obéi à ce qu’elle pensait encore être, une femme agile et vigoureuse.
A près de 80 ans, Simone aimait encore beaucoup nager dans l’Océan. Tout comme Cioran ne se serait jamais suicidé, il me paraît tout à fait improbable qu’elle ait fait ce choix, même si elle s’étonnait dans ses lettres de ce que Cioran ait pu lu manquer autant. La postérité de Cioran et notamment le travail sur la publication de ses «Cahiers» l’accaparaient beaucoup.
Le livre a été un succès pour Gallimard ; très bien accueilli, il a été traduit dans de nombreuses langues, mais pas en anglais, pour l’instant. La nécessité de défendre Cioran face aux attaques posthumes toujours plus violentes dont il a été l’objet de la part de Roumains ou de Roumains expatriés, tout comme sa décision de faire don des archives de Cioran à la bibliothèque Jacques Doucet, lui prenait tout son temps.
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J’ai rencontré Cioran et Simone pour la première fois en 1988, armé d’une lettre d’introduction d’un ami commun, le traducteur américain de Cioran, Richard Howard. C’était peut-être un peu démodé, mais je crois qu’ils ont apprécié cette courtoisie: se présenter avec une lettre d’introduction...
Cioran admirait évidemment le magnifique travail de traduction de Richard Howard. Une fois assis, nous avions engagé la conversation, et je me suis vite révélé à leurs yeux suffisamment marginal, à de nombreux égards, pour susciter l’intérêt de Cioran et Simone. «Tant mieux !» déclarait Cioran, à chaque fois qu’il m’entendait dire de quelqu’un qu’il était gay, juif, ou qu’il appartenait à une autre minorité. «C’est inouï !» était son autre expression favorite, dès qu’il entendait dire de quelqu’un qu’il sortait du rang, qu’il était rebelle ou anticonformiste. Lorsqu’on avait des ennuis, il se révélait un véritable ami.
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Cioran et Simone étaient pour moi comme des grands-parents adoptifs, même si la fibre paternelle ou maternelle étaient chez eux complètement inexistante puisqu’ils se considéraient, où que ce fût, comme les plus jeunes d’esprit. L’affection qu’ils m’inspirèrent et continuent de m’inspirer peut ressurgir dans les moments les plus inattendus.
Benjamin Ivry
traduit par Jacques Drillon et Louise Bastard de Crisnay
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