Le monde selon António Lobo Antunes
 
António Lobo Antunes a effectué son service militaire en 
Angola, en pleine guerre coloniale.
Mathieu Bourgois
Esthète radical de la langue, l'auteur portugais décrit depuis plus de trente 
ans la décrépitude du monde, l'écoulement du temps, les tensions sociales et la 
folie sous toutes ses formes.   
L'une des grandes qualités 
d'António Lobo Antunes, c'est qu'il n'est pas forcément aimable. Non, il n'est 
pas de ces auteurs au sourire affecté, qui recherchent à tout prix la sympathie 
de leurs interlocuteurs en les séduisant à coups de petites attentions 
calculées, de passions communes mensongères, de joliesses démagogiques et autres 
hypocrisies intéressées. C'était à l'automne 1998, à l'occasion de la parution 
française de La Splendeur du Portugal* - l'un de ses plus beaux livres. 
Pendant les interviews, l'écrivain disait à qui voulait bien l'entendre que son 
oeuvre pouvait -qui sait? - être prochainement saluée par l'Académie de 
Stockholm. Au feu, la fausse modestie! Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait 
tort, car les rumeurs le donnaient potentiellement gagnant. Cette année-là, le 
prix Nobel revenait bel et bien à un écrivain portugais. Sauf que le lauréat ne 
s'appelait pas António Lobo Antunes, mais José Saramago, celui qu'on présente, ou, tout du moins, la 
presse, comme son rival, pour ne pas dire son ennemi juré -paix à son âme.   
Quelques années plus tard, alors 
que le "perdant" revenait faire la promotion d'un autre roman, mieux valait ne 
pas aborder le sujet, même avec des pincettes, sous peine de réveiller l'ours en 
semi-hibernation. Il y a parfois des choses difficiles à avaler, des supposées 
injustices, des rendez-vous ratés avec l'Histoire. On tient justement là l'un 
des thèmes récurrents de la littérature d'António Lobo Antunes, hantée par les 
erreurs qui ne sauraient être rattrapées, la mécanique du temps sur lequel 
l'homme n'a qu'une domination illusoire -sauf, peut-être, en littérature. A 
l'image de La Nébuleuse de l'insomnie, dernier bijou de l'écrivain.   
On ne peut pas changer le passé qui, de toute manière, nous conditionne, nous 
construit. Ainsi, António Lobo Antunes n'était pas forcément né sous une 
mauvaise étoile, même s'il a vu le jour en pleine Seconde Guerre mondiale. Aîné 
d'une famille de six garçons, il n'est autre que le fils d'un grand neurologue 
de Lisbonne, qui lui a rapidement transmis -à force de promenades dans les 
hôpitaux- le virus médical et la fascination pour les mécanismes du cerveau. 
Enfant, il a ainsi grandi dans la bourgeoisie férue de culture, et c'est ainsi 
que, sous l'influence de ses parents, il s'est très jeune plongé dans la lecture 
des grands classiques -la légende voudrait même qu'il ait commencé à écrire à 
l'âge de... cinq ans!  
Au tout début des années 1970, 
alors que la dictature salazariste vit ses derniers feux, António Lobo Antunes 
part accomplir ses obligations militaires en Angola, où la guerre coloniale bat 
son plein. Cette expérience durera vingt-sept mois, mais bien plus longtemps 
dans la tête de cet étudiant en médecine. La révolution des Oeillets passe par 
là, le jeune homme se spécialise en psychiatrie et exerce à l'hôpital 
Miguel-Bombarda de Lisbonne. Mais la fibre littéraire ne l'a jamais quitté et, 
en 1979, paraît son premier roman, Mémoire d'éléphant. Quelques mois plus tard, c'est Le Cul 
de Judas qui arrive dans les librairies portugaises et, dans la foulée, 
Connaissance de l'enfer. Cette trilogie d'inspiration 
autobiographique, mêlant le bourbier d'Angola, les déboires intimes, les normes 
sociales et la question de la folie, vaut immédiatement à António Lobo Antunes, 
à sa grande surprise, une réelle popularité dans son pays. En 1982, il enchaîne 
avec un roman n'ayant rien à voir avec ce qu'il avait écrit jusqu'alors, Explication des oiseaux. Ce beau livre sur l'échec paraît 
toutefois la même année que... Le 
Dieu manchot, qui vaut à José Saramago -on y revient- une gloire 
internationale. Le vrai début d'un duel entre ces deux monstres sacrés, dont les 
démarches littéraires sont, en fin de compte, à l'opposé l'une de l'autre. Si le 
futur nobélisé a toujours joué la carte d'une narration plutôt "traditionnelle", 
son rival, lui, préfère s'en éloigner et, au fil des livres, casser les 
intrigues pour mieux se focaliser sur les voix intérieures.   
En effet, lorsqu'on ouvre un roman d'António Lobo Antunes, ce qui frappe dès 
les premières pages, c'est une langue lancinante -osera-t-on sortir le cliché du 
"fado"? -qui semble tout droit sortie, brute de décoffrage, du cerveau des 
personnages. Un grand flux faulknérien presque musical, dénué de points mais 
gorgé de tirets, de parenthèses, de dialogues qui débarquent au milieu d'une 
phrase dont on ne sait plus exactement où elle a commencé et si, entre-temps, 
elle n'a pas changé de narrateur, d'unité de lieu ou de temps. Et ça n'a rien 
d'un artifice gratuit: cette voix, c'est bel et bien la sienne, lorsqu'il répond 
aux questions des journalistes, dans un français quasi impeccable, entre deux 
silences. Tout juste est-il troublé par le bruit strident de ses Sonotones, 
qu'il doit sans cesse régler, ou par quelque jupon qui fait inévitablement 
dévier son regard et peut stopper sa voix en plein milieu d'un mot. Le désir, 
lui aussi, est un flux, et l'un de ses thèmes récurrents. Comme la certitude de 
la mort, la décrépitude du monde, la petitesse d'une certaine bourgeoisie, 
l'histoire récente de son pays ou, bien entendu, la folie.   
S'il a officiellement arrêté la 
psychiatrie en 1985 pour se consacrer exclusivement à l'écriture (au quotidien, 
jusqu'à dix heures par jour), cet homme taciturne n'a jamais cessé d'explorer 
les tréfonds de l'inconscient et de l'âme humaine, jusque dans leurs recoins les 
moins glorieux, les plus secrets. Sa bibliographie -parue un peu dans le 
désordre en France, mais qu'importe- a de quoi faire pâlir bien des vaniteux, et 
on citera, pêle-mêle et de manière très subjective, quelques-uns de ses plus 
beaux romans (aux titres magnifiques): L'Ordre naturel des choses, Traité des passions de 
l'âme, La Mort de Carlos Gardel, Le Manuel des 
inquisiteurs, N'entre pas si vite dans cette nuit noire, Que 
ferai-je quand tout brûle?, ou le récent Mon nom est légion -probablement l'un des textes les plus 
forts parus ces derniers temps sur le racisme, que Lobo Antunes a toujours vomi 
(il a des racines brésiliennes et allemandes, par ses grands-parents).  
La famille est d'ailleurs au coeur de La Nébuleuse de l'insomnie 
qui, au départ, pourrait n'être qu'une fresque campagnarde sur plusieurs 
générations, comme on en a lu beaucoup, avec son patriarche tyrannique, ses 
employés considérés comme du bétail -même lorsqu'ils sont aussi dévoués que le 
contremaître-, sa descendance plus ou moins abâtardie, et son grand domaine 
agricole qui perd de sa superbe. Mais c'était sans compter sur l'art poétique de 
Lobo Antunes qui s'écarte du récit stricto sensupour, au fond, 
peut-être mieux trouver son essence, et creuser le même sillon de ses 
obsessions. L'essentiel de la trame est ainsi vu (a priori) du côté de l'un des 
deux petits-fils, autiste, surnommé "l'idiot", qui attend qu'on vienne 
hypothétiquement lui rendre visite à l'établissement où il a été interné. Il se 
souvient de la cruauté du quotidien, dans cette microsociété où règne le chaos 
et où l'affection, tant recherchée, n'a guère sa place. Aussi bien pour les 
humains (les femmes, notamment) que pour les animaux -cheval, mulet, pigeons, 
chèvres, cailles, agneaux ou tous ces milans attendant de se ruer sur des 
charognes. Les déviances et les trahisons se succèdent dans un grand maelström 
sensoriel, où les souvenirs se mêlent aux divagations et fantasmes. Les morts 
surgissent sans prévenir, les voix ne sont pas forcément celles que l'on croit, 
et d'autres personnages (pas si secondaires) viennent soudain s'interposer pour 
donner leurs versions, parfois contradictoires, des faits rapportés.   
Jamais peut-être la langue, onirique et brutale, d'António Lobo Antunes n'a 
été si belle que dans La Nébuleuse de l'insomnie, et on admirera la 
traduction, époustouflante, de Dominique Nédellec, qui restitue formidablement 
le rythme de l'écriture, l'incroyable richesse thématique et la puissante 
tétanisante de ces images mélancoliques et crépusculaires. Comme ces derniers 
mots: "Je me suis tapi dans un coin les joues et les paumes et j'ai pensé/- Le 
Jour ne va pas tarder à se lever/alors que le jour ne se lèvera jamais."  
*Réédité ce mois-ci en Points  
Extrait
"D'où peut bien me venir cette impression que dans la maison, alors que rien 
n'a changé, tout ou presque a disparu? Les pièces sont les mêmes avec les mêmes 
meubles et les mêmes tableaux et pourtant ce n'était pas comme ça, ce n'était 
pas ça, de vieilles photos à la place de ma mère, de mon père, des bonnes de la 
cuisine et de la toux de mon grand-père qui commandait le monde, par sa 
présence, par ses ordres, la toux, un mouchoir sortait de sa poche et lui 
embroussaillait la moustache, mon père attachait le cheval à l'anneau et après 
rien d'autre que le bruissement des herbes qui lui perdure en revanche, mais sec 
et dur même après la pluie [...]."  
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