miércoles, 16 de mayo de 2012

Le monde selon António Lobo Antunes

Le monde selon António Lobo Antunes
António Lobo Antunes a effectué son service militaire en Angola, en pleine guerre coloniale.
Mathieu Bourgois

Esthète radical de la langue, l'auteur portugais décrit depuis plus de trente ans la décrépitude du monde, l'écoulement du temps, les tensions sociales et la folie sous toutes ses formes.

L'une des grandes qualités d'António Lobo Antunes, c'est qu'il n'est pas forcément aimable. Non, il n'est pas de ces auteurs au sourire affecté, qui recherchent à tout prix la sympathie de leurs interlocuteurs en les séduisant à coups de petites attentions calculées, de passions communes mensongères, de joliesses démagogiques et autres hypocrisies intéressées. C'était à l'automne 1998, à l'occasion de la parution française de La Splendeur du Portugal* - l'un de ses plus beaux livres. Pendant les interviews, l'écrivain disait à qui voulait bien l'entendre que son oeuvre pouvait -qui sait? - être prochainement saluée par l'Académie de Stockholm. Au feu, la fausse modestie! Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort, car les rumeurs le donnaient potentiellement gagnant. Cette année-là, le prix Nobel revenait bel et bien à un écrivain portugais. Sauf que le lauréat ne s'appelait pas António Lobo Antunes, mais José Saramago, celui qu'on présente, ou, tout du moins, la presse, comme son rival, pour ne pas dire son ennemi juré -paix à son âme.


Quelques années plus tard, alors que le "perdant" revenait faire la promotion d'un autre roman, mieux valait ne pas aborder le sujet, même avec des pincettes, sous peine de réveiller l'ours en semi-hibernation. Il y a parfois des choses difficiles à avaler, des supposées injustices, des rendez-vous ratés avec l'Histoire. On tient justement là l'un des thèmes récurrents de la littérature d'António Lobo Antunes, hantée par les erreurs qui ne sauraient être rattrapées, la mécanique du temps sur lequel l'homme n'a qu'une domination illusoire -sauf, peut-être, en littérature. A l'image de La Nébuleuse de l'insomnie, dernier bijou de l'écrivain.
On ne peut pas changer le passé qui, de toute manière, nous conditionne, nous construit. Ainsi, António Lobo Antunes n'était pas forcément né sous une mauvaise étoile, même s'il a vu le jour en pleine Seconde Guerre mondiale. Aîné d'une famille de six garçons, il n'est autre que le fils d'un grand neurologue de Lisbonne, qui lui a rapidement transmis -à force de promenades dans les hôpitaux- le virus médical et la fascination pour les mécanismes du cerveau. Enfant, il a ainsi grandi dans la bourgeoisie férue de culture, et c'est ainsi que, sous l'influence de ses parents, il s'est très jeune plongé dans la lecture des grands classiques -la légende voudrait même qu'il ait commencé à écrire à l'âge de... cinq ans!
Au tout début des années 1970, alors que la dictature salazariste vit ses derniers feux, António Lobo Antunes part accomplir ses obligations militaires en Angola, où la guerre coloniale bat son plein. Cette expérience durera vingt-sept mois, mais bien plus longtemps dans la tête de cet étudiant en médecine. La révolution des Oeillets passe par là, le jeune homme se spécialise en psychiatrie et exerce à l'hôpital Miguel-Bombarda de Lisbonne. Mais la fibre littéraire ne l'a jamais quitté et, en 1979, paraît son premier roman, Mémoire d'éléphant. Quelques mois plus tard, c'est Le Cul de Judas qui arrive dans les librairies portugaises et, dans la foulée, Connaissance de l'enfer. Cette trilogie d'inspiration autobiographique, mêlant le bourbier d'Angola, les déboires intimes, les normes sociales et la question de la folie, vaut immédiatement à António Lobo Antunes, à sa grande surprise, une réelle popularité dans son pays. En 1982, il enchaîne avec un roman n'ayant rien à voir avec ce qu'il avait écrit jusqu'alors, Explication des oiseaux. Ce beau livre sur l'échec paraît toutefois la même année que... Le Dieu manchot, qui vaut à José Saramago -on y revient- une gloire internationale. Le vrai début d'un duel entre ces deux monstres sacrés, dont les démarches littéraires sont, en fin de compte, à l'opposé l'une de l'autre. Si le futur nobélisé a toujours joué la carte d'une narration plutôt "traditionnelle", son rival, lui, préfère s'en éloigner et, au fil des livres, casser les intrigues pour mieux se focaliser sur les voix intérieures.
En effet, lorsqu'on ouvre un roman d'António Lobo Antunes, ce qui frappe dès les premières pages, c'est une langue lancinante -osera-t-on sortir le cliché du "fado"? -qui semble tout droit sortie, brute de décoffrage, du cerveau des personnages. Un grand flux faulknérien presque musical, dénué de points mais gorgé de tirets, de parenthèses, de dialogues qui débarquent au milieu d'une phrase dont on ne sait plus exactement où elle a commencé et si, entre-temps, elle n'a pas changé de narrateur, d'unité de lieu ou de temps. Et ça n'a rien d'un artifice gratuit: cette voix, c'est bel et bien la sienne, lorsqu'il répond aux questions des journalistes, dans un français quasi impeccable, entre deux silences. Tout juste est-il troublé par le bruit strident de ses Sonotones, qu'il doit sans cesse régler, ou par quelque jupon qui fait inévitablement dévier son regard et peut stopper sa voix en plein milieu d'un mot. Le désir, lui aussi, est un flux, et l'un de ses thèmes récurrents. Comme la certitude de la mort, la décrépitude du monde, la petitesse d'une certaine bourgeoisie, l'histoire récente de son pays ou, bien entendu, la folie.
S'il a officiellement arrêté la psychiatrie en 1985 pour se consacrer exclusivement à l'écriture (au quotidien, jusqu'à dix heures par jour), cet homme taciturne n'a jamais cessé d'explorer les tréfonds de l'inconscient et de l'âme humaine, jusque dans leurs recoins les moins glorieux, les plus secrets. Sa bibliographie -parue un peu dans le désordre en France, mais qu'importe- a de quoi faire pâlir bien des vaniteux, et on citera, pêle-mêle et de manière très subjective, quelques-uns de ses plus beaux romans (aux titres magnifiques): L'Ordre naturel des choses, Traité des passions de l'âme, La Mort de Carlos Gardel, Le Manuel des inquisiteurs, N'entre pas si vite dans cette nuit noire, Que ferai-je quand tout brûle?, ou le récent Mon nom est légion -probablement l'un des textes les plus forts parus ces derniers temps sur le racisme, que Lobo Antunes a toujours vomi (il a des racines brésiliennes et allemandes, par ses grands-parents).
La famille est d'ailleurs au coeur de La Nébuleuse de l'insomnie qui, au départ, pourrait n'être qu'une fresque campagnarde sur plusieurs générations, comme on en a lu beaucoup, avec son patriarche tyrannique, ses employés considérés comme du bétail -même lorsqu'ils sont aussi dévoués que le contremaître-, sa descendance plus ou moins abâtardie, et son grand domaine agricole qui perd de sa superbe. Mais c'était sans compter sur l'art poétique de Lobo Antunes qui s'écarte du récit stricto sensupour, au fond, peut-être mieux trouver son essence, et creuser le même sillon de ses obsessions. L'essentiel de la trame est ainsi vu (a priori) du côté de l'un des deux petits-fils, autiste, surnommé "l'idiot", qui attend qu'on vienne hypothétiquement lui rendre visite à l'établissement où il a été interné. Il se souvient de la cruauté du quotidien, dans cette microsociété où règne le chaos et où l'affection, tant recherchée, n'a guère sa place. Aussi bien pour les humains (les femmes, notamment) que pour les animaux -cheval, mulet, pigeons, chèvres, cailles, agneaux ou tous ces milans attendant de se ruer sur des charognes. Les déviances et les trahisons se succèdent dans un grand maelström sensoriel, où les souvenirs se mêlent aux divagations et fantasmes. Les morts surgissent sans prévenir, les voix ne sont pas forcément celles que l'on croit, et d'autres personnages (pas si secondaires) viennent soudain s'interposer pour donner leurs versions, parfois contradictoires, des faits rapportés.
Jamais peut-être la langue, onirique et brutale, d'António Lobo Antunes n'a été si belle que dans La Nébuleuse de l'insomnie, et on admirera la traduction, époustouflante, de Dominique Nédellec, qui restitue formidablement le rythme de l'écriture, l'incroyable richesse thématique et la puissante tétanisante de ces images mélancoliques et crépusculaires. Comme ces derniers mots: "Je me suis tapi dans un coin les joues et les paumes et j'ai pensé/- Le Jour ne va pas tarder à se lever/alors que le jour ne se lèvera jamais."
*Réédité ce mois-ci en Points

Extrait

"D'où peut bien me venir cette impression que dans la maison, alors que rien n'a changé, tout ou presque a disparu? Les pièces sont les mêmes avec les mêmes meubles et les mêmes tableaux et pourtant ce n'était pas comme ça, ce n'était pas ça, de vieilles photos à la place de ma mère, de mon père, des bonnes de la cuisine et de la toux de mon grand-père qui commandait le monde, par sa présence, par ses ordres, la toux, un mouchoir sortait de sa poche et lui embroussaillait la moustache, mon père attachait le cheval à l'anneau et après rien d'autre que le bruissement des herbes qui lui perdure en revanche, mais sec et dur même après la pluie [...]."

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