La mort de Jacques Dupin
Grand critique d'art et grand poète, l'ami de René Char et Francis Bacon avait 85 ans.
Jacques Dupin est mort samedi 27 octobre à Paris. Certains 
retiendront qu’il était poète, ami de René Char ou Yves Bonnefoy, auteur
 de recueils comme «Echancré», «le Grésil», «Ecart» ou «Coudrier». 
D’autres se rappelleront plus volontiers le spécialiste d’art, biographe
 de Miro et proche de Giacometti, qui a offert les murs de la galerie 
Lelong, dont il était le cofondateur, à Tapiès ou Bacon.
Il faudra en fait se souvenir de lui comme d'un artiste qui a abrité 
en lui les passions conjointes de l’écriture et de la peinture, deux 
activités connexes, au fond, qui tentent de figurer la matière avec des 
fluides pigmentés appliqués sur une surface plane. Pour ceux qui ne 
connaissent pas son œuvre, on signale d’emblée que le site Remue.net lui consacre un dossier passionnant et extrêmement complet.
Amour de la peinture
Jacques Dupin naît à Privas, en Ardèche, en 1927, où son père dirige 
un asile psychiatrique. Il fait ses études de droit et d’histoire à 
Paris. En 1947, il rencontre René Char, auquel il a envoyé quelques 
poèmes. Le maître de l’Isle-sur-la-Sorgue préface en 1950 son premier 
recueil, «Cendrier du voyage».
C’est pendant l’année 1954 que tout se joue: Dupin rencontre Miro et 
Giacometti. Ses premiers livres sur l’art paraissent. Collaborant avec 
la galerie Maeght comme libraire depuis 1955, il publie en 1961 sa 
grande monographie sur Miro. En 1963, après une monographie non moins 
grande sur Giacometti, il est le premier à écrire un livre sur Tapiès. 
On lui doit aussi des rétrospectives de Michaux ou Brancusi, une préface
 de catalogue consacrée à son ami Francis Bacon, qui réalisera 
d’ailleurs un portrait sublime du poète en 1990.
L’universitaire Dominique Viart explique dans «la Littérature 
française au présent» qu’il faudra continuer à lire les écrits de Dupin 
sur l’art. «C’est dans ses textes sur la peinture que Jacques Dupin 
se livre sans doute le plus. Sa poésie âpre, rendue aigüe et retenue à 
la fois par la pudeur qui impersonnalise ses tensions, s’y abandonne à 
de plus intimes confidences.»
Haine de la poésie
Ne pas pour autant négliger son œuvre poétique à proprement parler. 
S’il a cofondé la revue «l’Ephémère» en 1966 avec Bonnefoy, Celan, 
Leiris ou des Forêts, son travail reste irréductiblement singulier, par 
sa violence et son audace. Dans de récents entretiens avec Alain Freixe 
parus dans «l’Humanité», Dupin disait partager la «haine de la poésie» chère à Bataille, qui signifiait pour lui la «destruction
 salubre d’une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font
 obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l’inconnu.»
Ses poèmes sont secs comme le paysage ardéchois. Jean-Michel Maulpoix voit son écriture comme «un parcours très physique au sein d’un territoire aride». Maulpoix analyse ainsi «Grand vent», texte qui ouvre son recueil «Gravir» («La chair endurera ce que l’œil a souffert, / Ce que les loups n’ont pas rêvé / avant de descendre à la mer.»): «Le
 mouvement fondamental du poème est d’aller péniblement vers le plus 
haut qui est aussi le plus vide, de se diriger vers le peu, le rare, 
voire l’irrespirable.»
Dupin offre son écriture au décharnement cher à Giacometti, qui prend
 l’apparence du souffle coupé, du langage retenu. La ponctuation entrave
 le vers et rend la lecture éprouvante. Il est un poète du corps et de 
la matière, formule éculée qui fait sourire les cyniques, mais qui ici 
s’impose. Il écrit lui-même dans «le Corps clairvoyant»:
Extraire le corps
 de sa gangue de terre
 brûlée, de terre
 écrite.
Son œuvre est une promenade sur un chemin malaisé, «une dégringolade par une pente de broussailles et de ronces jusqu’à la gorge rocailleuse» («Ecarts», 2000).
Et il prend la pénibilité de la marche très au sérieux. Dans ses 
derniers recueils, il donne au paysage de la page l’apparence de son pas
 claudiquant, en utilisant les espaces comme des silences du corps. « Je marche en boitant. J’écris en boitant. » C’est François Bon, dans un texte passionnant publié en 2002, qui le résume le mieux: Dupin «soulign[e] partout cette frontière par quoi écriture et corps s’écrivent ensemble comme mouvement et comme expérience.»
Dupin n’était pas un poète-théoricien. On a tenté de ranger son œuvre parmi les « pratiques poétiques […] autoréférentielles », comme l’a déploré Dominique Viart, mais l’artiste lui-même voulait «écrire en se gardant du spéculaire» («Echancré»). Il avait repris à son compte la formule de Mallarmé pour désigner sa poésie comme «l’absente de tout bouquet». Il visait la «blanche écriture tendue au-dessus d’un abîme approximatif». Le poète est une brèche ouverte au centre du poème. Jacques Dupin savait qu’on n’écrit qu’«à la condition d’être mort».
David Caviglioli
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