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 Lauréat du prix Nobel de la paix en 2010, Liu Xiaobo n'a pas été  autorisé par le gouvernement chinois à se rendre à Oslo pour recevoir son prix :  condamné à onze ans de prison le jour de Noël 2009, au terme d'une parodie de  procès public, pour "incitation à la subversion du régime" alors qu'il prônait  une évolution pacifique de la Chine vers la démocratie, cet écrivain purge  toujours sa peine au Liaoning. S'il est interdit de publication dans son pays,  le plus farouche des dissidents chinois n'a cessé de prendre la parole par tous  les moyens, soit dans la presse à Hong Kong, soit sur le Net. Autant dire que La  philosophie du porc et autres essais, premier livre de Liu Xiaobo à paraître en  français, témoigne de son courage et de son franc-parler, à commencer par sa  critique de ce qu'il qualifie de "philosophie du porc" : cette inclination des  intellectuels chinois à se laisser "acheter" par le parti communiste. Les élites  chinoises en prennent pour leur grade. Mais les élites du reste du monde  sont-elles moins cyniques ?
La philosophie du porc
LA PRIMAUTÉ DE L'INTÉRÊT,
LA MÉDIOCRITÉ L'EMPORTENT SUR TOUT
LA PRIMAUTÉ DE L'INTÉRÊT,
LA MÉDIOCRITÉ L'EMPORTENT SUR TOUT
Dans la Chine du nouveau siècle, à part le "Monument du Millénaire", un  building toujours inachevé, tout est comme avant. La médiocrité de la primauté  de l'intérêt nous a pénétrés jusqu'à la moelle, et la ligne de démarcation entre  le juste et le mal a presque été brouillée par l'avidité commune pour le profit.  La promesse d'"aisance relative" a bel et bien acheté les âmes, aujourd'hui  totalement corrompues - presque plus un fonctionnaire n'est intègre, pas un  centime n'est propre, pas un mot n'est sincère.  
On me dira que la médiocrité est une caractéristique de la modernité, parce  que la nature même de la modernité c'est la sécularisation, et que la  sécularisation c'est la légitimation de la poursuite de l'intérêt ; on ne peut  pas demander qu'il y ait une sécularisation qui ne se préoccupe pas de  l'intérêt.  
Le système démocratique produit par le processus de modernisation - la règle  de la majorité - est effectivement un jeu de sécularisation centré sur les  échanges d'intérêts, et même sur la généralisation de la médiocrité. Mais,  premièrement, les échanges d'intérêts doivent suivre des règles claires, des  règles d'échange justes, garanties par la loi à l'extérieur et par la conscience  à l'intérieur. Or, en Chine, l'intérêt a remplacé la loi et la conscience pour  devenir le seul pilier du système de gouvernement par les hommes, du règne de  l'impudeur et du manque de respect pour les lois. Deuxièmement, la valeur  fondamentale qui soutient le système démocratique - la liberté - est une qualité  noble innée qui transcende la mesquinerie. Sans un système de valeurs qui  accorde la priorité à la liberté, la démocratie non seulement peut aboutir à  élire des tyrans comme Hitler, ou à la dictature d'un homme ou d'un parti au nom  du peuple, mais elle peut aussi aboutir à l'absorption des qualités de noblesse,  de dignité et de beauté par la médiocrité de la majorité anonyme.  
[...] La Chine n'a jamais manqué de tradition de "grande démocratie"  caractérisée par la rébellion des masses, mais elle n'a jamais eu de tradition  démocratique accordant la priorité à la liberté ; il est difficile de penser à  la liberté quand on n'a pas de quoi manger à sa faim.  
LA SOCIÉTÉ MODERNE A BESOIN D'ÉLITES AUTONOMES
[...]  
La modernisation c'est la sécularisation de la vie quotidienne, la  démocratisation c'est le désenchantement de la vie politique, et ce que veulent  les masses c'est ce bonheur séculier et médiocre. Si, en Chine, nous jouissions  déjà de la modernisation et de la démocratisation, nous pourrions bien accepter  un peu de médiocrité et de philistinisme. Mais le plus drôle, ou, devrais-je  dire, le plus triste, c'est qu'alors que n'avons aucune des deux, que nous  sommes encore confrontés à un pouvoir dictatorial, l'ensemble de la société, y  compris les élites, est déjà incroyablement philistine et terriblement  médiocre.  
[...]  
LES "ÉLITES" ENTRENT SPONTANÉMENT DANS LA PORCHERIE
En économie, la théorie étatiste du "centre fort", l'économie centriste de la  "faction des conseillers du prince" et de la "faction de l'état-major" ; en  politique, la "thèse de l'adieu à la révolution1", la "nouvelle  gauche" et les "pro-marché" ; dans la culture, le nationalisme fanatique et la  "localisation" de la recherche qu'on retrouve presque partout ; tous ces  éléments sont des composantes de la cynique "philosophie du porc". Ce qui donne  à réfléchir, c'est que ces membres des "élites" venus des cinq lacs et des  quatre mers ne se sont nullement concertés à l'avance pour s'avancer tous  ensemble vers un objectif commun ; ils ont tous pris spontanément le chemin de  la "porcherie", malgré eux et sans se donner le mot, sans pouvoir se contrôler  même s'ils l'avaient voulu, tout comme onze ans auparavant certains d'entre eux  s'étaient engagés spontanément dans le "mouvement de 89". Comme s'il avait suffi  d'une nuit pour que, tout naturellement, de membres élevés de l'état-major des  décideurs, ils se transforment sans complexes en grands patrons ou en P-DG  gagnant des monceaux d'argent (comme les membres des élites de l'époque de Zhao  Ziyang qui ont été écartés du haut état-major), de poètes d'avant-garde en  négociants en livres et en courtiers de la culture, de metteur en scène  d'avant-garde en invité d'honneur à la tribune du 50e anniversaire de la  fondation de la République populaire et en donateur pour la construction  d'écoles du projet "Espoir2", de libéraux admirateurs de l'Occident  en nationalistes ou membres de la "nouvelle gauche" prônant la résistance à  l'hégémonie occidentale : mais, même parmi la toute petite minorité  d'intellectuels qui continuent de prôner le libéralisme, certains affirment à  grands cris que l'héritage libéral doit beaucoup au conservatisme  anglo-américain, que la "liberté négative" est le seul libéralisme orthodoxe, et  sous-entendent que le 4 Juin est un exemple récent de radicalisme politique et  de mise en oeuvre de la "liberté positive". [...]  
LA "LIBERTÉ NÉGATIVE" AUX COULEURS DE LA CHINE
La traduction chinoise des termes d'Isaiah Berlin pour différencier les deux  libertés pose elle-même problème. Dans l'original, les termes sont "negative  liberty" et "positive liberty" que l'on pourrait traduire par liberté dont la  caractéristique est de refuser, et la liberté dont la caractéristique est  d'affirmer, mais on peut aussi utiliser les termes "xiaoji ziyou" et  "jiji ziyou" ; on a tenu à utiliser cette dernière traduction. Mais si  on le retraduit en anglais, cela devient "passive liberty" (liberté passive) et  "active liberty" (liberté active). Cette traduction, qui choisit plutôt "liberté  passive" que "liberté négative", est très révélatrice. Car en chinois, le terme  xiaoji fait immédiatement penser au terme "passif", à "éviter". [...]  Sous la plume de nos libéraux, le libéralisme occidental devient extrêmement  cynique, c'est cela le "libéralisme aux couleurs de la Chine".  
C'est précisément à l'abri de la "liberté passive aux couleurs de la Chine"  que l'indifférence à l'égard de la politique caractérisée par les formules "le  droit à l'absence d'histoire", "estomper l'idéologie, faire ressortir  l'académique", "s'éloigner de la réalité, retourner à ses livres" est devenue la  raison absurde du refus des élites de faire face à l'atroce réalité de la  dictature. Puisque, pour le libéralisme orthodoxe, le meilleur gouvernement est  celui qui s'occupe du moins de choses, la politique dont les masses populaires  s'occupent le moins est la meilleure politique ; puisque la liberté négative  c'est "la liberté de ne pas intervenir dans les affaires d'autrui ou de ne pas  forcer autrui à faire quelque chose" et ce n'est pas "la liberté... de faire  quelque chose de sa propre initiative", nous n'avons pas besoin de nous battre  pour obtenir quelque chose. Ainsi, la philosophie du retrait du monde de Laozi  et Zhuangzi est gratifiée par les prétendus intellectuels libéraux du nom de  libéralisme, ce qui est de la philosophie du porc à 100 % - ceux qui ont été  chassés vers la porcherie ou qui s'y sont enfuis attendent qu'on vienne les  nourrir, voilà tout. [...]  
Or, l'histoire montre que partout où règne la liberté, que ce soit la  "liberté négative" ou la "liberté positive", elle ne serait jamais advenue si  quelqu'un n'avait pas pris l'initiative de se battre, d'agir pour l'obtenir.  Même la liberté à l'anglaise, dont ces intellectuels parlent avec délectation,  n'a été possible que parce qu'il y a eu la "glorieuse révolution".  
[...]  
LA DIFFÉRENCE ENTRE LES ÉLITES LIBÉRALES ET LES ÉLITES À LA SOLDE  DU POUVOIR
Au fond, en Chine, personne n'a un sentiment de sécurité absolu ; sans parler  du fait qu'organiser un parti ou émettre certaines opinions peut être considéré  comme un crime, même les patrons qui ont fait fortune à l'abri de l'"aisance  relative" risquent de voir leur fortune anéantie d'un jour à l'autre. Si des  Chinois tentent le tout pour le tout, n'hésitant pas à dépenser des dizaines de  milliers de dollars pour partir clandestinement à l'étranger, au péril de leur  vie, c'est qu'ils ne se sentent pas en sécurité. La ligne rouge des petits et  grands bureaucrates et des petits et grands hommes d'affaires, parce qu'elle est  autodéfinie, a la même absence de valeur que celle des intellectuels libéraux ;  elle ne peut qu'être un expédient permettant de vivre au jour le jour, en  faisant semblant de travailler pour les bénéficiaires du système. [...]  
On peut dire - bouffons et complices de toutes sortes, ou résistants qui,  sous la pression du système, définissent eux-mêmes la ligne rouge à ne pas  franchir - que tous se prêtent aux exigences de l'idéologie dominante qu'est le  "socialisme aux couleurs de la Chine" et ajoutent une somme d'harmonie à la  philosophie du porc du continent.  
L'INTÉRÊT ÉCONOMIQUE EST L'ÉLÉMENT DOMINANT DE L'ÂME
C'est sous la conjonction de la terreur politique, de la faiblesse des élites  et de la séduction du profit que le monde des intérêts et des possessions  matérielles, qui s'est peu à peu développé à partir des années 1980, a  totalement remplacé les rêves spirituels et les fondations morales comme  éléments dominants de l'âme. La philosophie du porc, caractérisée par la  polarisation sur l'économie et la primauté de l'intérêt, a entamé, sous prétexte  d'introspection, une critique du radicalisme et l'élimination de l'idéalisme. La  froideur de la "localisation" et du retour à l'académique a remplacé  l'enthousiasme pour les idées libérales ; et même l'extrême moralisme de ce que  l'on a qualifié de "littérature de résistance", dont l'objectif est de résister  à la culture de masse, tout, sans exception, a pour prémisse la collaboration  avec le système existant. Que ce soit du point de vue de la renaissance ou de la  reconstruction de la culture nationale, ou du point de vue du renforcement ou de  l'élévation de l'universalisme et de la nature humaine, la Chine des années 1990  est affreuse et pourrie, et la médiocrité en est devenue le symbole évident.   
LA SOUMISSION DES ÉLITES À LA TERREUR POLITIQUE
Le problème ne vient pas de l'importance de l'économie et de la richesse  matérielle dans le monde réel, parce que la modernisation comporte en elle-même  de fortes tendances à la sécularisation - ce que Max Weber a qualifié de  "désenchantement" de la modernité. Il est tout à fait normal et rationnel,  conforme au besoin naturel des personnes ordinaires et aux dispositions de la  nature humaine elle-même, qu'après avoir vécu la période de Mao Zedong  caractérisée par une extrême pénurie matérielle, digne de l'ascétisme des moines  bouddhistes, et "une révolution violente allant jusqu'au fond de l'âme", les  Chinois se tournent vers une vie fondée sur l'intérêt économique et la  jouissance matérielle. Il n'y a pas si longtemps, on nous a privés par la force  du droit de poursuivre le bonheur séculier ; or nul n'a le droit de dépouiller  les gens ordinaires de ce droit. Toutefois, l'apparition dans les élites  chinoises de l'hédonisme, qui accorde la primauté à l'économie, n'est pas le  produit naturel de difficultés d'existence, mais la conséquence de leur  soumission à la terreur institutionnalisée, le résultat d'une réflexion critique  sur les années 1980 ; c'est la manifestation d'une timidité extrême consistant à  se dérober devant les questions que l'on ne veut pas aborder, une fuite devant  l'ordre politique terroriste et une tactique de survie fondée sur un calcul  précis. Ainsi une nouvelle mode est apparue pendant les années 1990 : la  préférence pour le discours académique plutôt que pour le discours idéologique,  la réponse par l'économie plutôt que la participation politique, le critère des  forces productives plutôt que celui des droits de l'homme, la culture de masse  plutôt que la culture des élites ; or, derrière tout cela, on trouve encore la  terreur et l'appel aux intérêts particuliers sur lesquels le pouvoir fort assoit  sa domination.  
LES MEMBRES DES ÉLITES EN EXIL DOIVENT FAIRE LEUR EXAMEN DE  CONSCIENCE
Normalement, dans le monde d'aujourd'hui où la liberté et la démocratie  constituent le courant principal, l'opposition à la dictature du parti unique  devrait être considérée comme légitime et juste. Mais sur le continent, à la  suite de la répression du mouvement de 89 et de l'hémorragie croissante des  ressources morales provoquée par les élites de toutes sortes, le mouvement de  revendication de la liberté, sous l'influence du règne du philistinisme, est,  lui aussi, passé de la primauté de la morale à la primauté de l'économie,  excluant même de mettre morale et économie sur un pied d'égalité. Qu'il s'agisse  de mobiliser les forces hostiles à la dictature à l'extérieur du système, ou les  forces éclairées qui, à l'intérieur, poussent à la réforme, il faut dans tous  les cas faire sentir aux gens que leurs intérêts ne seront pas lésés : voici la  ligne rouge. Ce n'est pas la morale et la justice, mais l'intérêt qui est devenu  la ligne rouge à l'aune de laquelle on mesure tout. Quand on sait que, si l'on  se lance dans le mouvement contre la dictature, on risque d'y perdre  matériellement et même d'y laisser la vie, on n'est pas prêt à prendre de tels  risques pour défendre la justice et la morale. Quand certains membres des élites  en exil à l'étranger reprochent aux gouvernements occidentaux de se laisser  acheter par le PCC avec des promesses de marchés et des contrats, de mettre  leurs intérêts commerciaux au-dessus de la cause des droits de l'homme, ne  devraient-ils pas s'interroger sur notre comportement, à nous les Chinois ? Sur  la balance de la morale et de l'intérêt, auquel des deux attachons-nous le plus  d'importance ? Est-ce que nous nous comportons vraiment mieux que les  gouvernements occidentaux ? Est-ce que nous mettons la morale et la justice à la  première place ? Ne devons-nous pas faire notre examen de conscience ? Combien  de ressources morales accumulées par le sang versé avons-nous gaspillées ? Notre  qualité morale et notre sagesse politique sont-elles dignes du prix payé par  ceux qui nous ont précédés et de l'immense soutien que nous a accordé la  communauté internationale ? Et la sécurité que nous a apportée l'exil ne nous  a-t-elle pas conduits à jouer le rôle négatif d'ornement pour ce système  inhumain ? Ne sommes-nous pas contraints d'apporter notre contribution à l'ordre  despotique de "la stabilité l'emporte sur tout" ?  
Biographie
Né en 1955 à Changchun, dans le nord-est de la Chine, ce fils d'intellectuels  obtient un doctorat de littérature à l'Université normale de Pékin en 1988. Le 4  juin 1989, il s'interpose entre l'armée et les étudiants pour protester contre  un massacre imminent, dont le gouvernement chinois s'obstine à nier l'existence.  Liu Xiaobo est alors arrêté et détenu jusqu'en 1991. Persistant à dénoncer les  excès du régime, il est envoyé en camp de rééducation par le travail en 1996.  Dès sa libération, il continue de militer pour le respect des droits de l'homme.  Quitte à en payer, encore une fois, le prix fort...
Copyright Gallimard/Bleu de Chine
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1) Référence au livre de Liu Zaifu et Li Zehou  Gaobie geming ("L'Adieu à la révolution"). 2) "ONG" qui dépend de la Ligue de la  jeunesse communiste et construit des écoles dans les régions pauvres.   
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