jueves, 1 de marzo de 2012

Le bonheur français de Lawrence Durrell


Le bonheur français de Lawrence Durrell
Frédéric Jacques Temple et Lawrence Durell
Archives F-J TEMPLE

A l'occasion du centenaire de la naissance de Lawrence Durrell, L'Express est parti à la rencontre des habitants de Sommières, village du sud de la France où l'auteur du Quatuor d'Alexandrie a vécu pendant 35 ans.

Voulez-vous savoir comment un ex-diplomate de Sa Très Gracieuse Majesté voyait le sud de la France dans les années 1950 ? Alors accrochez-vous : "Les cafés s'emplissent de centaines de Raimu coiffés de bérets [...] Le Languedoc est poussiéreux et primitif, mais quel merveilleux pays pour le vin ! Les gens n'ont jamais entendu parler d'un WC. Ils chient dehors et le mistral souffle dans leurs fesses." Le diplomate s'appelle Lawrence Durrell (1912-1990). Il va vivre les trente-cinq dernières années de sa vie, heureux, au milieu de ces "Raimu", à Sommières (Gard), magnifique village médiéval proche de Nîmes. Non sans avoir pris la précaution de faire venir, à grands frais, deux WC d'Angleterre... Alors que l'on célèbre le centenaire de sa naissance, le 27 de ce mois, le souvenir de l'auteur du somptueux Quatuor d'Alexandrie est toujours très présent sur les bords du Vidourle, ce fleuve capricieux qui coule sous - et parfois sur... - le célèbre pont romain de la ville.



Par quel miracle cet homme né en Inde - "au pied de l'Himalaya", fabulait-il un peu-, agent du Foreign Office à Belgrade, amoureux fou de la Grèce et de Corfou, a-t-il atterri ici, au pied des Cévennes ? Grâce au poète Frédéric Jacques Temple, grand ami de Cendrars. "En juillet 1956, j'ai rencontré par hasard ce petit homme râblé à l'oeil rieur, qui venait de fuir Chypre à la suite d'un soulèvement populaire et souhaitait s'établir en Languedoc, se remémore Temple, 90 ans et toujours vif comme une belette. J'ai pensé que la lumière et les oliviers de Sommières lui rappelleraient sa chère Grèce." Bien vu : Durrell et son épouse, Claude, sont séduits par le soleil méditerranéen et par la... fiscalité française. Ils emménagent tout d'abord Villa Louis, sur les hauteurs du village, où le romancier écrit une bonne partie du Quatuor d'Alexandrie, avant d'acquérir aux enchères une "maison de notaire balzacien d'une élégante laideur" proche du Vidourle, résumera parfaitement le romancier. Une plaque a aujourd'hui été apposée à droite du portail, là où, jadis, Durrell avait affiché une pancarte en guise d'avertissement : "If not invited, unwelcome. That is a workshop."
Il n'a jamais voulu révéler son adresse à ses fans
Star des lettres, lauréat du prestigieux prix Duff Cooper en 1957 - "M. Durrell, une fois de plus, j'ai beaucoup aimé votre livre", lui confie la reine mère à cette occasion -, l'auteur de Justine vit incognito à Sommières. Pour semer ses fans, il date tous ses livres d'une imaginaire "Ascona". "Chaque matin, il traversait le pont, passait prendre son courrier à la poste et allait faire ses courses", raconte Laure Casteil, l'une de ses amies proches, qui prêtera des lettres inédites de l'écrivain pour l'exposition que le village lui consacrera l'été prochain (1). Celui dont le nom circule chaque année au moment du Nobel arpente les ruelles, débonnaire, cabas à la main. "Un jour, il était devant mon magasin de photos, son éternel sac de provisions au bras, en train de bavarder avec un vigneron, se souvient Max Sagon. J'ai discrètement photographié la scène." Le cliché a fait le tour du monde.
Durrell bavarde avec Séraphin le coiffeur, François le plombier et Ludo l'herboriste, qui le guérira de son eczéma et auquel il rendra hommage sous les traits du Ludovic du Quintette d'Avignon. "Depuis que la bouchère a entendu mon nom à la radio, elle me coupe des escalopes plus épaisses", s'amusait le romancier. Malgré les propositions alléchantes de plusieurs éditeurs, il refusera toujours d'écrire un "Bonheur à Sommières", qui l'aurait transformé en Peter Mayle avant l'heure...
Ping-pong avec Henry Miller
Ici, celui que ses amis sur- nomment "Larry" mais que les Sommiérois préfèrent appeler "M. Durrell" est chez lui. "Aujourd'hui, le mistral hurle, les premières pluies d'hiver arrivent, avec d'énormes nuages noirs comme des raisins. Mais nous avons une bonne flambée dans le poêle, une brandade à l'ail sur le feu et une bouteille de tavel. C'est ici que la vie est bonne", s'enflamme-t-il à destination de son grand ami Henry Miller, dans leur merveilleuse Correspondance (Buchet-Chastel). On est loin, très loin, en effet, du "cauchemar climatisé" dénoncé par le célèbre auteur de Sexus, qui vient tester cette douceur de visu, en louant un appartement sur la place du marché, à l'été 1959. Au programme, courses de taureaux, baignades dans le Vidourle, "cette rivière à la Huckleberry Finn", promenades bercées par le "clap clap des sécateurs taillant les vignes"... Sinon, à quoi les deux nobélisables passent-ils leurs journées ? "A jouer au ping-pong au fond du café le Glacier ! Henry battait toujours Larry..." s'amuse le troisième pongiste, Frédéric Jacques Temple. D'autres célébrités - Yehudi Menuhin, Anaïs Nin... - feront aussi le pèlerinage de Sommières, et le frère de "Larry", Gerald Durrell, auteur culte de Ma famille et autres animaux (Gallmeister), s'installera dans un mazet à 15 kilomètres de là.
"Les premières années de Durrell sous le ciel du Midi ont constitué une sorte d'apothéose. Mais la mort brutale de son épouse, en 1967, et le suicide de sa fille Sappho, en 1985, ont jeté une lumière plus sombre sur les dernières années", analyse Frédéric Gaussen, Sommiérois devenu journaliste au Monde. "Larry" vit replié dans sa grande maison et se réfugie dans la peinture, sous le pseudonyme d'Oscar Epfs. Fut-il un bon peintre ? On serait enclin à partager l'avis des cambrioleurs qui dévalisèrent sa maison, en 1969 : "Ils ont pris mes ouvrages élisabéthains et des tableaux qui m'avaient été donnés par des peintres réputés, mais ils ont laissé les miens", constatait alors, mi-amusé, mi-amer, le romancier...
Une partie de ses cendres dispersées dans le jardin
Ses journées sont immuables, raconte Laure Casteil : il écrit très tôt le matin dans sa véranda, dos au paysage pour ne pas être distrait, fait du yoga ("double lotus sur la tête", triomphe-t-il dans une lettre à Miller), puis part faire ses courses. Il s'arrête de plus en plus souvent pour boire un vin blanc pétillant au café, multiplie les conquêtes de passage, avant de s'installer avec une Sommiéroise, et peste contre le grignotage du Languedoc par les lotissements de "gratte-ciel".
"Je suis usé comme un vieux ruban de machine à écrire", confie-t-il de plus en plus souvent à des amis. "En novembre 1990, je suis allé à Sommières lui apporter ma traduction de son livre sur Michaux. Quand je suis arrivé dans sa grande maison, il venait de mourir", se souvient Temple. On dit qu'une partie des cendres de Durrell ont été dispersées dans le jardin de cette grande maison, coincée aujourd'hui, comme pour lui donner raison, entre un gigantesque parking, une rocade et une gare routière. Mais la lumière de Sommières, elle, est toujours là. Et au milieu coule toujours le Vidourle.
(1) Du 29 juin au 31 juillet 2012, à l'Espace Lawrence Durrell. Laure Casteil proposera par ailleurs un spectacle jazzy autour de "Durrell le Méditerranéen" au Larry's Bar.

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