viernes, 8 de abril de 2011

Comment sauver la culture européenne de l'hégémonie américaine?

Comment sauver la culture européenne de l'hégémonie américaine?

Par Philippe Delaroche (Lire), publié le 08/04/2011

     
    Comment sauver la culture européenne de l'hégémonie américaine?
    Jean Clair et Olivier Poivre d'Arvor. Jean Clair: "C'est aussi une crise de la confusion entre culture et industrie culturelle".  
    Franck Courtés pour Lire

    Dans Bug made in France et L'hiver de la culture, Olivier Poivre d'Arvor et Jean Clair décrètent la culture en danger. Mais ils ne sont pas d'accord sur sa définition, ni sur la nature du danger. Entretien croisé.

     
    Vos Considérations sur l'état des beaux-arts révélaient un tempérament de polémiste. Aujourd'hui, vous moquez les milliardaires, les conservateurs et les artistes, complices de la financiarisation de l'art. Pourquoi cette nouvelle charge ?


    Jean Clair. Ecrivain, membre de l'Académie française, 70 ans. Conservateur général du patrimoine, ancien directeur du musée Picasso. 
    Jean Clair L'hiver de la culture fait suite à Malaise dans les musées (2007). Le contrat passé par la France avec les Emirats arabes unis pour l'installation d'un musée du Louvre à Abou Dhabi avait été l'occasion de m'interroger sur le patrimoine, l'inaliénabilité, et sur le sens qu'avait la transposition de collections liées à une identité nationale dans les sables du Proche-Orient. La réflexion que je poursuis dans L'hiver de la culture remonte en effet à 1983. Dans Considérations sur l'état des beaux-arts, je cherchais à savoir à quoi sert la culture dans une société industrielle avancée et quelle pouvait être la politique culturelle des Etats. Le thème de la chute de la maison France est un marronnier qui refleurit régulièrement. Je rappelais que, en 1956, la première exposition que j'avais vue, jeune étudiant, s'intitulait : Pollock et les origines de l'art américain. Financée par les Américains, cette exposition a tourné dans toute l'Europe, en pleine guerre froide. En 1956, on nous a fait gober que New York avait supplanté Paris comme centre de l'art mondial. Cinquante ans après, je repose la question. Depuis, nous avons eu droit au pamphlet de Donald Morrison (Time Magazine, édition européenne, 2007) qui soutient que la culture française est morte. 

    De quel hiver parlez-vous ?
    J.C.Il ne s'agit pas d'un hiver de la création. C'est pourquoi je récuse les idées de Donald Morrison et que j'accepte mal celles d'Olivier Poivre d'Arvor. Nous vivons une crise de l'impérialisme culturel. C'est aussi une crise de la confusion entre culture et industrie culturelle. Ce sont les Américains qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont imposé l'industrie culturelle, définie par Horkheimer et Adorno. Rappelons-nous Hannah Arendt dans La crise de la culture (1961) : les oeuvres d'art doivent être "délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine". L'industrie culturelle et la révolution numérique participent de ce que j'appelle le carpet bombing. Nous sommes assommés sous l'effet d'une technologie d'une puissance prodigieuse mais, une fois que la technologie s'est retirée, il ne reste rien. Je lâcherais tous les Avatar ou tous les Titanic du monde, et tout le système associé (séries, feuilletons télé) pour les cinéastes européens, Angelopoulos, Egoyan, Almodóvar ou Kusturica. 

    Comment sauver la culture européenne de l'hégémonie américaine?
    Jean Clair, Philippe Delaroche, directeur de la rédaction de Lire, et Olivier Poivre d'Arvor débattaient dans nos locaux de la culture en danger.  
     
    Olivier Poivre d'Arvor. Ecrivain et diplomate, 52 ans. Directeur de France Culture, ex-directeur de CulturesFrance, l'agence du Quai d'Orsay devenue l'Institut français. 
     
    Olivier Poivre d'Arvor Je conteste cette idée de carpet bombing. Avec Jean Clair, nous avons des références communes. Mais je ne suis pas d'accord avec sa hiérarchie des arts ou des contenus. Il faut être attentif à ce que les Etats-Unis inventent dans les années 1930 et 1940 : des arts populaires étrangers aux catégories des beaux-arts. A l'opposé de Jean Clair, je fais une place aux industries culturelles et, par-delà, aux machines que sont Google ou Wikipédia. Elles ne sont pas des modes d'accès ou des véhicules de la culture, mais des manières de partager du savoir, de l'enrichir et de le construire. Jean Clair parle surtout des arts plastiques et des musées qu'il connaît parfaitement. Cela ne l'autorise pas à estimer que la musique et le cinéma américains échappent à la culture. Oui, les Américains ont tenté de dominer le monde avec leurs industries culturelles. Mais, alors que nous, Français, poursuivions la lutte en faveur de l'exception culturelle et contre la culture marchandise, ils ont inventé le numérique. C'est plus décisif ! Avec la dématérialisation de l'oeuvre, chacun peut s'emparer d'un ensemble cohérent (musique, partition, image, texte), en disposer, le détourner, le reconstruire, etc. Jean Clair ne peut en rester à l'hiver. Moi, je crois au printemps de la culture, car il y a forcément quelque chose à sauver. Je veux juste attirer l'attention de mes compatriotes sur la puissance de tir des Etats-Unis, représentée de manière souvent ludique par des personnages comme Steve Jobs à la tête d'entreprises capitalistes en train de tirer profit d'un marché de la culture de 800 milliards d'euros - marché dont nous sommes absents, y compris avec nos films et industries. Car, j'en suis d'accord avec Jean Clair, nous n'avons pas su construire un marché intérieur européen à partir duquel nous aurions pu conquérir le monde. Comme l'ont fait les Américains. D'un marché colonial étendu, nous sommes passés à un marché réduit. Cela se paie par une perte d'influence dans des pays comme la Tunisie, Haïti ou l'Egypte. 

    J.C. Vous me reprochez de n'évoquer que les beaux-arts. Or, j'ai pris soin de parler de cinéma. Le cinéma est un art et une industrie capable, disait Walter Benjamin, de réaliser toutes les utopies des artistes. Je le redis, la production des films européens est supérieure à celle d'Hollywood. La suprématie américaine dans les beaux-arts ? Idée à réviser. Idem pour la philosophie. J'ai étudié à Harvard en 1966. Depuis, les champions de l'histoire de l'art, comme Meyer Schapiro ou Erwin Panofsky, n'ont pas été remplacés. Les publications d'histoire de l'art pullulent, mais pas une oeuvre ! Les Américains ne traduisent pas, ils copient ce qui se publie en Europe en philosophie et histoire de l'art. Ils pillent les richesses culturelles de l'Europe exactement comme ils pillent les richesses naturelles de la planète. J'ai vécu là-bas trois ans. J'ai failli y rester. J'en suis revenu, lucide et désabusé sur la moralité, l'intelligence et la culture des Etats-Unis. Par ailleurs, vous concluez par une charge violente contre les musées de France, lieux poussiéreux où des conservateurs (à tous les sens du terme) continueraient de cultiver leur petit moi. La réalité est très différente. Les biens du patrimoine sont inaliénables ; on n'a pas le droit de vendre n'importe quoi n'importe quand à n'importe qui au motif qu'on a besoin d'argent - ce que font les Américains : le Art Institute de Chicago a vendu un Picasso à la stupéfaction des pays civilisés. D'autre part, jamais des expositions de même nature que celles que j'ai montées au Grand Palais ou à Orsay ne seraient réalisables aux Etats-Unis. Intellectuellement parlant, les choses importantes se font en Europe. Il était de bon ton dans les années 1966-1967 de dénigrer les Etats-Unis (coupables de poursuivre la guerre au Vietnam) alors que leurs artistes expressionnistes et leurs écrivains brillaient de tous leurs feux. A présent que l'Amérique est un canton de la culture, les Français disent : "Mais l'Amérique, c'est quand même très bien." On se méprend totalement. Les Etats-Unis sont un désert culturel. 

    O.P.D.A. Les Américains s'efforcent d'inventer de la culture facile. Nous, nous avons une conception crispée du patrimoine. Voyez les récentes préoccupations du ministre français de la Culture : la (non-)commémoration de Céline, le sort du musée de l'Histoire de France et celui de l'Hôtel de la Marine. Il ferait mieux de mettre en place des systèmes qui concurrenceraient Google. La France a bien su inventer des procédures comme le financement du cinéma. Mais la feuille de route est illisible. J'appelle à un ressaisissement politique. Le talent est là. Nos idées ont infusé et sont reprises par les Américains. Mais, sans industrie, sans capitaux, sans énergie, on n'arrivera à rien. 

    J.C. Mais le problème, c'est l'Europe. Il y a, dans un faubourg de Bruxelles, un musée de l'Europe. La visite débute par des photos de villes bombardées en 1945, elle s'achève par une boîte disco. Rien entre les deux, sauf le chapeau de Schuman et la canne de Churchill. De même, on aurait pu s'attendre à ce que figurent sur les billets en euros des personnalités historiques : Goethe, Schiller, Vivaldi ou Pascal. Eh bien non ! J'y vois une volonté d'araser l'identité européenne. 

    O.P.D.A. Fascinés par ce que leur proposent, parfois sous forme de mirages, les Etats-Unis, il est vrai que les professionnels de la culture ne sentent pas l'obligation de construire un espace européen. Mais il y a un autre espace culturel, c'est celui des anciennes colonies françaises, très lié à l'Islam. Il ne faut pas en avoir peur. Ni pleurer le recul de la langue française : dans vingt ans, ceux qui porteront la langue française seront majoritairement des Africains. 
     

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