lunes, 6 de junio de 2011

Entrevista - Paul Auster - Siri Hustvedt: leur couple est un roman

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C'est le couple le plus célèbre de la littérature mondiale. Mariés depuis trente ans, Paul Auster va publier «Sunset Park» et Siri Hustvedt signe «Un été sans les hommes». Rencontre exclusive.


Paul Auster et Siri Hustvedt, le 28 avril 2011 à Paris  © Bruno Coutier pour "le Nouvel Observateur"
Paul Auster et Siri Hustvedt, le 28 avril 2011 à Paris © Bruno Coutier pour "le Nouvel Observateur"

C'est lors d'une lecture de poésie, en 1981, que Paul Auster et Siri Hustvedt se sont rencontrés. Après trente années de gloire et de beauté (ils n'ont jamais cessé de publier depuis, et ont remporté de nombreux prix), leur amour est intact. S'ils n'en font pas étalage, c'est simplement qu'ils préfèrent porter la discussion sur le terrain de la littérature, car leur union tire justement sa force de l'incessant échange intellectuel qui a fait d'eux ce qu'ils sont aujourd'hui.

Alors que « Sunset Park », le prochain roman de Paul, ne sortira qu'à la rentrée (avec toujours Brooklyn en vedette, mais aussi le cinéma, le base-ball et la littérature - l'un des héros, Miles Heller, tombe amoureux de Pilar Sanchez, une mineure qui lit, comme lui, «Gatsby le Magnifique» dans un jardin public), Siri Hustvedt publie, ces jours-ci, un roman en forme de comédie contemporaine.
Poétesse que son mari, Boris, vient d'abandonner pour une Française plus jeune qu'elle (elle l'appelle la «Pause», Boris ayant réclamé un peu de temps pour aller au bout de son amourette), Mia Fredricksen quitte New York pour cuver sa colère et retrouver sa mère, qui vit dans le Minnesota depuis la mort de son mari, en compagnie d'autres veuves alertes. Entre ces femmes vieillissantes et une poignée de jeunes adolescentes auxquelles Mia donne, le temps d'un été, un cours de poésie, le roman de Siri décrit à merveille, de manière paradoxalement ironique et chaleureuse, l'insondable bêtise masculine et l'inégalable éternel féminin.
D. J.


Le Nouvel Observateur - Siri, vous publiez un roman antimasculin...
Siri Hustvedt - Oui, une comédie féministe.

Le livre s'ouvre par une citation d'un film de Leo McCarey, «Cette sacrée vérité». C'est un hommage au cinéma hollywoodien?
Siri Hustvedt - Il y a, en tout cas, quelque chose de très visuel dans le livre. Cette manière de laisser les hommes hors champ. On parle d'eux, mais ils n'apparaissent pas.

Paul Auster
Paul Auster (©
Sipa)
Paul Auster - Et la façon dont ton roman se termine: «Fondu au noir». Encore le cinéma. Assez étrangement, tandis que Siri songeait à cette comédie de Leo McCarey, je m'inspirais largement, dans mon nouveau roman, «Sunset Park», des «Plus Belles Années de notre vie», le film de William Wyler. Un des plus grands films jamais réalisés à Hollywood.
Le film raconte le retour des soldats américains après la Seconde Guerre mondiale, et montre comment ils ont dû s'adapter aux temps nouveaux. Quel film extraordinaire! Je l'ai revu plusieurs fois avant d'écrire mon livre. C'est Gregg Toland qui a signé la photo, le chef opérateur de «Citizen Kane». Le roi de la profondeur de champ.

Vos romans sont imprégnés d'images et de souvenirs de cinéma. Mais feraient-ils de bons films?
Siri Hustvedt - Oh non ! Le mien, en tout cas, ferait un film catastrophique. La situation de départ est trop banale. Une femme que quitte son mari pour une plus jeune.

Paul Auster - Le problème, c'est que, sous l'influence du cinéma peut-être, les gens ont aujourd'hui tendance à croire ce qu'on leur raconte dans les romans. Nous avons, Siri et moi, un ami proche qui vit en Allemagne. Après avoir lu le livre de Siri, il nous a appelés catastrophé en nous demandant si tout allait bien entre nous. Il croyait que j'avais une liaison et que, Siri et moi, ne vivions plus ensemble!

Pourtant, on ne vous voit pas souvent dans les pages people des magazines...
Paul Auster - Peut-être, mais on dit tellement de bêtises à notre sujet. Figurez-vous qu'il y a maintenant des gens qui écrivent des livres sur notre travail. J'en ai reçu deux l'année dernière, des études universitaires que j'ai lues en diagonale. L'un des auteurs disait notamment que tous mes textes autobiographiques, «l'Invention de la solitude» ou «le Carnet rouge», étaient en réalité inventés de toutes pièces. Dire que ces livres sont des romans est une stupidité!

Siri Hustvedt - Il y a beaucoup d'incompréhension, on le voit tous les jours. Mais je dois dire que l'incompréhension concerne surtout les écrivains femmes. Il y a des gens qui ont prétendu que Paul était l'auteur de mes livres...

P. A. Comment une femme aussi jolie, pensaient-ils, était assez intelligente pour écrire ? Donc, j'étais forcément derrière tout ça. Je crois vraiment que la beauté de Siri déstabilise les gens. Même les femmes... Ils ne peuvent imaginer qu'une femme pareille puisse être aussi brillante.

Siri Hustvedt - La société donne l'impression d'avoir progressé, mais non, la misogynie règne toujours. Et c'est aussi le fait de l'histoire littéraire. Il y a eu de nombreuses femmes écrivains qui ont été purement et simplement éliminées des manuels.
Paul Auster - Tu crois à une conspiration?

Siri Hustvedt - Les milieux universitaires les ont sciemment écartées.
Paul Auster - Mais ça n'est plus vrai aujourd'hui. Il y a tous ces départements de littérature féminine...

Siri Hustvedt - Tu parles, c'est un ghetto...
Paul Auster - C'est vrai.

Siri Hustvedt - Et qui s'inscrit à ces cours? Les femmes surtout.

Comment réagissez-vous, et vous protégez-vous, chaque fois qu'on vous interroge sur votre vie de couple? Cela vous agace ou cela vous indiffère?
Paul Auster - Ce n'est pas un problème. La question qu'on m'a toujours posée le plus, c'est: «Est-ce qu'il n'est pas difficile de vivre avec un autre écrivain?» Et j'ai toujours répondu que, bien au contraire, c'était la meilleure solution. Vivre avec quelqu'un qui comprend ce que vous êtes en train de faire est, pour un écrivain, une chance extraordinaire. Entre Siri et moi, il y a un dialogue permanent. Nous nous aidons l'un l'autre...

Siri Hustvedt - J'ai rencontré Paul quand il était en train d'écrire la deuxième partie de «l'Invention de la solitude».
Paul Auster - C'était en 1981. Mois de février. Nous étions jeunes, Siri avait 26 ans...

Siri Hustvedt - Et Paul, 34... Nous avons parlé de littérature pendant des heures ce soir-là. J'écrivais de la poésie à l'époque et je terminais ma thèse. C'était il y a trente ans. Nous nous sommes mariés très simplement, pas un de ces mariages énormes, comme il en existe aujourd'hui.
Paul Auster - Il y avait dix personnes dans notre appartement. Nous n'avions pas d'argent. Je me souviens que tu étais allée dans ce magasin de vêtements discount et tu avais trouvé une robe de mariée, blanche, très belle, pour 60 dollars...

Siri Hustvedt - 69 dollars, 99 cents...

Vous donnez l'image d'un couple idéal ! Et vous semblez également très proches de votre fille, Sophie.
Paul Auster - Oui. Nous l'avons élevée à notre manière, pas du tout comme les manuels nous l'enseignaient à l'époque! Je me souviens d'un voyage que nous avons fait dans le sud de la France avec Sophie quand elle avait 1 an. Pour les repas, nous étalions une serviette en plastique par terre, sous la chaise haute. Nous lui servions son repas et elle en faisait ce qu'elle voulait. Elle en avait partout! Un de mes grands amis, le poète Jacques Dupin, que j'ai traduit quand j'étais jeune, et sa femme Christine, nous regardaient, effarés, comme si nous faisions quelque chose de révolutionnaire. Sophie adorait ça...
(Siri Hustvedt, Paul Auster et leur fille Sophie. ©Sipa)
C'était un bébé facile?
Paul Auster - Elle était très éveillée, très créative. Elle ne dormait pas beaucoup! Elle était toujours sur le pont. Nous lui avons donné beaucoup de temps.

Siri Hustvedt - Mais pour revenir à votre question, c'est vrai que nous avons été, depuis le début, toujours d'accord sur l'essentiel. Nous aimons souvent les mêmes livres. Paul n'est pas très intéressé par la neurobiologie...
Paul Auster - Et tu n'es pas non plus passionnée par le base-ball!

Siri Hustvedt - En effet, je place la neurobiologie un peu plus haut que le baseball...
Paul Auster - Mais je te parle de plaisir... En tout cas, nous sommes vraiment sur la même longueur d'onde en ce qui concerne la littérature. Nous admirons les mêmes écrivains. Les divergences sont minimes. J'admire davantage Beckett que Siri, qui le respecte beaucoup, mais disons qu'il a été plus important pour moi que pour elle.

Siri Hustvedt - Et j'ai été plus influencée par Henry James que Paul.
Paul Auster - Georges Perec est pour moi un plus grand écrivain qu'il l'est pour toi...

Siri Hustvedt - Oh non, j'adore Perec. Sûrement autant que toi.

Siri, depuis quand êtes vous passionnée par la neurobiologie?Siri Hustvedt - J'ai commencé à lire Freud quand j'étais au lycée. Mais je me suis vraiment mise à étudier ces questions il y a une quinzaine d'années. La psychiatrie également.
Paul Auster - Siri s'est engagée totalement dans ce travail quand elle se préparait à écrire « Tout ce que j'aimais». Son roman suivant, «Elégie pour un Américain», avait un psychiatre pour narrateur. Elle a tout appris seule. Elle a même passé l'examen de psychiatrie de l'Etat de New York, avec un manuel de tests qu'elle avait acheté. Et elle a réussi. C'est très impressionnant.
Siri Hustvedt - J'ai raconté cette histoire lors d'une conférence devant des médecins de la Columbia Medical School. Et je leur ai dit: «Ca devrait peut-être vous inquiéter!»

Dans quelle mesure cet intérêt pour les sciences du cerveau influence-t-il votre écriture?

Siri Hustvedt en 1993
Siri Hustvedt en 1993 (© Sipa)
Siri Hustvedt - La vérité, c'est qu'il s'est produit en moi un changement à la fin de la quarantaine, après que j'ai lu tous ces livres scientifiques. Mon esprit a commencé à penser différemment. Pas mieux, mais il s'est adapté, je l'ai senti, à ce savoir scientifique. Je ressentais une plus grande flexibilité. Je pouvais évoluer d'un modèle de pensée à un autre. Tout cela m'a enrichi.

Paul Auster - Et il y a aussi la philosophie. Siri a été très influencée par Merleau-Ponty, elle l'a lu et relu sans cesse. Et Kant, Hegel, Leibniz, Spinoza. Tu lis tous ces gens-là tout le temps. Donc tu n'as pas un point de vue clinique, tu as un point de vue métaphysique sur cette question qui te préoccupe, qui est de savoir pourquoi les êtres humains deviennent ce qu'ils sont.
Siri est actuellement en train de mettre la dernière main à un recueil d'essais qu'elle a publiés depuis 2005. Il y en a 40, qui traitent de sujets aussi variés que les neurosciences, la peinture - elle a donné une conférence au Prado sur Goya, au Metropolitan Museum sur Morandi -, la mode, la culture, la politique, la littérature. Vous comprenez pourquoi vivre avec Siri est une grande aventure. Observer cet esprit en alerte permanente...

Quand Siri lit Kierkegaard jusqu'à 3 heures du matin, vous n'en avez pas assez?
Siri Hustvedt - Le fait est que Kierkegaard me rend dingue. Quand je le lis, je dois le mettre de côté assez vite, parce que, vraiment, c'est à devenir fou. Il me réveille la nuit...

Paul Auster - Kierkegaard, c'est un jeu d'esprit permanent.

Siri Hustvedt - J'adore aussi Descartes. Il est d'une telle force. Il me fait penser à une douche glacée en plein soleil, l'été. J'ai lu récemment un essai sur Descartes qui, contrairement aux écrits du philosophe, était si ennuyeux. Et je peux vous dire que je n'abandonne pas facilement. Je me bats. Je lutte. Mais c'était tellement soporifique.

Et Montaigne?
Paul Auster - C'est mon préféré. Tu l'as découvert un peu plus tard que moi...

Siri Hustvedt - Non, je l'ai aimé tout de suite.

Paul Auster - Quand même. Une des meilleures choses qui me soient arrivées dans ma vie d'étudiant est un cours sur Montaigne que j'ai suivi quand j'avais une vingtaine d'années, et qui était donné par Donald Frame, le plus grand spécialiste et traducteur de Montaigne aux Etats-Unis. Nous avons lu la vieille édition de la Pléiade dans son intégralité pendant le séminaire. Je crois que ça a été la plus grande expérience intellectuelle de mon existence. Et Montaigne est devenu pour moi une sorte d'interlocuteur intérieur. Son approche me semblait la bonne, et je n'ai pas changé d'avis.
Propos recueillis par Didier Jacob
Un été sans les hommes, par Siri Hustvedt,
roman traduit par Christine Le Boeuf,
Actes Sud, 220 p., 18 euros.
Sunset Park, par Paul Auster,Henry Holt, 320 p.
(à paraître en français chez Actes Sud à la rentrée)
Source: "le Nouvel Observateur" du 26 mai 2011.

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