viernes, 18 de febrero de 2011

Entrevista: Haruki Murakami, écrivain universel

LE MONDE MAGAZINE | 11.02.11
por Philippe Pons
Fuente:
http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/02/11/haruki-murakami-ecrivain-universel_1477916_1477893.html


Haruki Murakami est un phénomène éditorial. C'est l'auteur japonais le plus lu et le plus traduit à travers le monde. Son dernier roman, 1Q84 (en trois tomes), s'est vendu à 4 millions d'exemplaires au Japon. En Corée du Sud, des éditeurs ont fait assaut de propositions toutes plus élevées les unes que les autres pour acquérir les droits de traduction, et depuis octobre 2010 circulent des traductions pirates en chinois.

Au total, une quarantaine de pays ont acquis les droits pour cette trilogie dont le premier tome sortira en français, au mois d'août, chez Belfond.
Parcours
1949 Haruki Murakami naît le 12 janvier à Kyoto.
1974 Il ouvre un club de jazz à Tokyo.
1979 Son premier roman, Ecoute le chant du vent, reçoit le prix Gunzo.
1988 Il voyage en Europe, puis s'établit aux Etats-Unis. Chroniques de l'oiseau à ressort (1992-1995. Seuil, 2001), prix Yomiuri.
1995 Retour au Japon. Après le tremblement de terre (1999. 10/18, 2002).
2006 Kafka sur le rivage (2002. Belfond, 2006) reçoit le prix Kafka.
2011 1Q84, à paraître en août chez Belfond. Sortie en salles de La Ballade de l'impossible, adapté par le cinéaste Tran Anh Hung.


Pourtant, en dépit de ce succès et des rumeurs qui circulent chaque année sur la possibilité qu'il reçoive le prix Nobel de littérature, Haruki Murakami reste d'une surprenante simplicité – comme étranger à la figure littéraire qu'il est.

Ce n'est pas un homme de médias : il ne passe jamais à la télévision, n'aime guère les interviews et encore moins les photographies, dit-il, pour s'excuser d'avoir tardé à accorder cet entretien : "Si on commence, on n'arrête plus et ce n'est pas très passionnant", dit-il.
Dans son bureau, situé dans un petit immeuble du quartier bon chic bon genre d'Aoyama à Tokyo, c'est un Japonais d'une cinquantaine d'années qui nous reçoit, affable et souriant, en jean et pull-over, la barbe naissante, qui pourrait très bien être le patron d'un bar de jazz qu'il fut autrefois.

Par son ironie détachée, jamais malveillante, ses digressions imagées et ses métaphores, reflet de cette oscillation entre réalité et fiction qui caractérise son écriture, il esquisse le malaise de la société contemporaine sous une quiétude de surface. Il laisse souvent une phrase en suspens plutôt que refermer une question sur une réponse péremptoire – comme dans ses romans, finalement : "Je ne sais pas quand l'histoire s'achève mais je sais que pour moi elle est finie et j'arrête là."

RÉCITS PARALLÈLES

1Q84 est l'aboutissement littéraire du travail sur lui-même auquel l'ont conduit deux événements qui se sont produits à quelques mois de distance en 1995 : le séisme de Kobe (dont il est originaire) et l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo.
"Au fil des années, les fantômes personnels de ses héros ont cédé la place à ceux de l'histoire collective, les intrigues ont gagné en maturité mais la même musique légère, rythmée, envoûtante, continue à résonner de livre en livre", souligne Corinne Atlan, qui a traduit une dizaine de ses romans dont Sommeil, une nouvelle du recueil L'Eléphant s'évapore qui vient d'être publiée à part, dans une édition illustrée par le dessinateur allemand Kat Menschik (Belfond).

Elle entretient une tendresse particulière pour La Fin des temps (Seuil, 1992), "une œuvre des débuts, pleine de fraîcheur et de poésie, dans laquelle apparaît pour la première fois la structure de récits parallèles. Haruki Murakami a l'art de rendre lumineuse la langue japonaise pourtant réputée pour son ambiguïté. La transposition en français de cette écriture limpide qui prend souvent pour objet le vague, l'ombre, l'onirique, demande un travail 'en écho' et oblige parfois à des détours".

L'entremêlement des récits comme des hasards, le surgissement du fantastique au creux du quotidien : Haruki Murakami parle du monde contemporain, de son écriture, de lui-même avec une distance bienveillante – comme si ne comptaient vraiment que les choses les plus simples de la vie.

Votre dernier livre, 1Q84, évoque les deux drames qui ont secoué le Japon en 1995 – le séisme de Kobe et l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte Aum. Comme dans vos œuvres précédentes, nous pénétrons dans un monde dont le sens se dérobe mais qui résonne des problèmes de la société contemporaine. Est-ce exact ?

Haruki Murakami : A la suite de ces événements, puis de l'attentat du 11-Septembre, je suis devenu plus sensible aux problèmes de société. Le séisme de Kobe comme l'attentat d'Aum – des "bombes à retardement" que notre société a elle-même amorcées – marquent la fin d'une époque, celle d'un Japon au système social solide, rigide. Depuis, on ne peut plus penser le monde de la même manière et on doit être conscient du mal qui sommeille en chacun de nous.

Dans 1Q84, un des personnages est un extrémiste "illuminé" comme ceux d'Aum…

Ce qui m'intéressait, c'est l'instrumentalisation des aspirations de ses membres pour construire un empire souterrain à partir de chimères. A la suite de la "bulle spéculative", du séisme de Kobe et de l'attaque d'Aum, la quiétude qui régnait au Japon s'est évaporée. Le 11-Septembre n'a fait que confirmer la perte du socle sur lequel nous pensions nous tenir solidement. A cette impression de confiance s'est substituée celle du chaos.

En même temps, le système de communication et d'information était bouleversé par Internet. Nous vivons aujourd'hui dans la civilisation numérique, un monde submergé par la mondialisation, gavé d'informations et de signes, et il est de plus en plus difficile de discerner ce qui est juste ou non. A la mort des grands récits s'est ajoutée la déréalisation des rapports sociaux. Et il est aussi plus facile d'être manipulé.

D'où le clin d'œil du titre de votre livre à George Orwell : Q se prononce "kyu" en japonais, ce qui signifie aussi 9. 1Q84 se lit donc 1984…

La grande différence entre mon roman et l'œuvre d'Orwell tient au fait qu'il écrivait une histoire qui se déroulait dans le futur alors que moi, je recrée des événements passés qui marquent notre présent. En 1949, Orwell décrivait un système totalitaire. De nos jours, il n'y a plus de système à proprement parler, mais des situations qui évoluent d'un moment ou d'un lieu à un autre, s'enchaînent en un mouvement incessant dans lequel vacillent les repères. L'instabilité et la fluidité nous emportent.

En outre, de nos jours, contrairement au monde d'Orwell, le mal totalitaire avance masqué : il est plus insidieux, plus souriant, la morgue plus anonyme. Mais notre époque est aussi plus chaotique et, personnellement, je crois que l'on peut chercher une vérité dans ce chaos : rien n'est jamais blanc ou noir…

Qu'entendez-vous par "époque chaotique" ?

Les situations s'enchaînent sans logique apparente. Coïncidences, réalités et irréalités interagissent, se chevauchent et se confondent sans que la limite entre les deux soit claire : on ne sait jamais quand on la franchit. Il y a vingt ans, on me critiquait pour ce brouillage des repères entre réalité et irréalité. Mais beaucoup partagent désormais ce sentiment…

Ce qui est réel me semble parfois irréel, et inversement. Quand j'écris, j'écris ce qui me paraît réel, mais en fait, ce n'est pas forcément le cas. Lorsque j'ai vu les avions percuter les tours du World Trade Center, cela m'a semblé irréel : c'était une sorte d'hyperréalité, issue d'un travail infographique… Il n'y a pas de définition du réel. Ce que l'on prend pour tel est toujours faussement lisse. D'une situation anodine est toujours prêt à surgir l'irrationnel, l'absurde. Perpétuellement, quelque chose nous échappe…

Quand vous avez recueilli les témoignages des victimes de la secte Aum, pour Underground (1997, non traduit), vous avez quand même essayé de reconstituer une "réalité" ?

Ce que je voulais comprendre, c'est ce qu'elles avaient éprouvé. Peut-être n'était-ce pas la vérité, la réalité des faits, mais ce qu'elles reconstruisaient de cette réalité. Mais peu m'importait : ce que je désirais connaître, c'était "leur" histoire. Qu'elle soit vraie ou non. Si vous avez eu une grande frayeur dans une rue déserte une nuit, vous risquez de décrire l'individu qui vous a attaqué comme un homme fort, menaçant. En réalité, c'était peut-être un petit mec insignifiant. Mais vous l'avez "vu" grand et menaçant : c'est "votre" histoire. Et c'est celle que je veux entendre.

En tant que romancier, ce qui m'intéressait dans cette soixantaine d'interviews que j'ai faites des victimes d'Aum, c'était une "vérité collective", celle qui émerge de leurs récits. J'ai essayé d'entrer dans leur cœur, de sentir leur peine.

Vous avez traduit dans votre jeunesse des auteurs américains comme Fitzgerald, Irving, Chandler… Vous connaissiez mieux la littérature américaine que celle du Japon ?

Je me suis plongé dans cette littérature parce que j'aime le jazz : c'est ce qui m'a conduit à lire des auteurs américains. Ensuite, je me suis marié. Ma femme avait une riche bibliothèque de romans japonais, je me suis mis à les lire…

Et aussi Franz Kafka, dont le nom figure dans le titre d'un de vos livres, Kafka sur le rivage ?

C'est un auteur qui est très important pour moi. Je l'ai lu quand j'étais adolescent. J'ai été fasciné par son monde. Tranquille en surface et en même temps violent, irrationnel. Un monde chaotique, sans doute proche du mien. Quand je me suis rendu à Prague pour la première fois, j'ai été surpris par l'atmosphère de cette ville qui, soudain, me semblait si familière.

Vos romans sont généralement longs. Mais vous écrivez aussi des nouvelles.

Pour moi, l'expression longue est la meilleure. Quand j'étais jeune, j'aimais déjà les romans-fleuves, ceux de Tolstoï, Dostoïevski, Balzac, Dickens. Les nouvelles ? C'est amusant. Quand je suis fatigué, j'écris des nouvelles…

Lorsque vous commencez un roman, avez-vous en tête le déroulement de l'intrigue ?

Non. Quand je commence à écrire, je n'ai aucun plan. Ma tête est vide. J'avance à l'aveuglette dans mes propres ténèbres. Pour 1Q84, j'avais la première scène : dans un taxi pris dans les embouteillages à Tokyo en écoutant de la musique classique. Je ne sais pas ce qui va se passer dans mon roman. J'ai simplement confiance dans le fait que je pourrai le finir. J'ai confiance mais je n'ai pas encore d'histoire ! Aujourd'hui, j'ai écrit trois pages, je ne sais pas encore ce que ce sera. C'est excitant de ne pas savoir ce qui va se passer dans la fiction que vous êtes en train d'écrire. Je m'endors le soir avec les personnages en tête et, le lendemain matin, soudainement, ils sont prêts à s'animer. Je ne sais comment font les autres romanciers mais, pour moi, c'est ainsi.

Vous êtes sans doute le plus traduit des romanciers japonais et, en même temps, vous restez en marge de l'establishment littéraire. Par choix ?

J'ignore si c'est un choix. Simplement, je ne me sens pas appartenir au cercle littéraire japonais. Et je suis bien ainsi. Mon style est différent de ceux des auteurs japonais. Et je n'ai aucune envie d'être impliqué dans leurs activités. Je n'apparais pas à la télévision, je ne donne pas de conférence, je n'écris pas d'articles, je ne signe pas d'exemplaires de mes livres, je ne suis membre d'aucun jury littéraire… Je ne suis pas intéressé par faire autre chose qu'écrire. J'ai des amis musiciens, artistes, illustrateurs. Mais pas d'écrivains. Je suis un individu ordinaire qui écrit. Et puis, vous savez, je suis occupé : avec ma collection de disques, mes lectures, ma femme, mes chats, mes activités sportives, mon écriture, aller boire une bière… que sais-je ? Parfois, on me reproche de ne pas être "responsable socialement". Mais je pense que ma vraie responsabilité sociale est d'écrire des romans.

En février 2009, vous avez accepté le prix Jérusalem et dans votre discours de récipiendaire vous avez condamné la violence d'Israël contre la Palestine. Un engagement politique ?

J'ai accepté ce prix pour ne pas décevoir mes lecteurs israéliens. Il m'aurait été plus facile de refuser. Donc j'y suis allé et j'ai dit ce que j'avais à dire. Mais je trouve cela épuisant. Ce fut une expérience particulière dans ma vie.

Quel est, selon vous, le rôle d'un écrivain aujourd'hui ?

Ecrire de bons livres. Cela fait des milliers d'années que des conteurs ou des romanciers racontent des histoires. Elles ont pour but d'aider les gens à trouver un sens, à structurer leur esprit. On vit dans un monde chaotique, violent. Pour survivre, il faut essayer de se donner des valeurs repères. Autrefois, à l'âge des cavernes, il y avait un conteur qui racontait des histoires et l'auditoire était emporté ailleurs et peut-être amené à réfléchir, à conserver l'espoir que le jour allait bientôt venir. Je pense toujours aux profondes ténèbres qui nous entourent quand j'écris un roman. Bref, je crois au pouvoir des bonnes histoires. Une fiction peut aider à révéler une parcelle de vérité.

Vos romans sont lus à travers le monde. Mais, à part le plaisir qu'ils procurent au lecteur, qu'est-ce qu'ils apportent de plus ?

Difficile à dire. Mes personnages sont des gens ordinaires, mes lecteurs le sont aussi et je le suis également. C'est sans doute cette connivence qui explique que je sois lu. Ce que j'apporte ? Quelque chose en partage. Par exemple, mon dernier roman a été lu par un million de Chinois alors que Pékin et Tokyo s'affrontent pour des questions territoriales. Cela veut dire que des millions de Chinois et de Japonais partagent quelque chose par l'entremise de ce livre.

Beaucoup d'écrivains japonais, en tout cas de la génération précédente, ont insisté sur les traits particuliers de leur culture. Ce n'est pas votre cas. En quoi vous sentez-vous japonais ?

Etre japonais, je ne sais pas ce que cela signifie. Je suis japonais de nationalité. Mes parents sont japonais. Je suis né ici. J'écris en japonais. J'aime les sushis… A part cela, je ne sais pas. J'ai découvert que j'étais japonais lorsque je vivais aux Etats-Unis où l'on me renvoyait sans cesse une image : celle d'"écrivain japonais". Est-ce si important ? Sans doute la manière de penser, de regarder un paysage sont-elles marquées par une culture. Mais je ne pense pas que clarifier la différence soit si essentiel. C'est le message qui l'est – au-delà des particularités réelles ou supposées d'une appartenance culturelle.
Propos recueillis par Philippe Pons

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