Entretien paru dans l'hebdomadaire Politis, le 3 mars 2011  :
-La première année de Cours au Collège de France de  Foucault vient d'être publiée sous le titre Leçons sur la volonté de  savoir... Qu'apprend-on du Foucault de 1970? Qu'annonce-t-elle par rapport à  l'œuvre future?
 Dans  ce cours, on voit Foucault commencer son enseignement en installant le cadre à  l’intérieur duquel il entend mener ses recherches à venir : quelle conception se  fait-on de la connaissance et du savoir ? La volonté de vérité est-elle interne  au seul souci de connaître, ou bien traversée par la violence et la domination ?  Aristote, ou Nietzsche ? On sait de quel côté se situe Foucault et il entend  donc déployer une analyse de ce qu’il appelle la « politique de la vérité ». Il  va s’agir pour lui de dégager les rapports intrinsèques qui articulent le savoir  au pouvoir et le pouvoir au savoir. On peut évidemment dire que cela annonce  toute l’œuvre ultérieure et notamment Surveiller et punir, en 1975. Il  convient cependant de souligner que Foucault pense encore en termes de «  répression » et d’ « exclusion » (notions qui animent toute sa « leçon  inaugurale », prononcée au début du mois de décembre 1970, L’Ordre du  discours). Or quand il publie en 1976 le premier volume de son Histoire  de la sexualité, qui s’intitule, comme le cours de 1970-1971, La volonté  de savoir, il rompt avec cette problématique de « l’hypothèse répressive »,  et donc, d’une certaine manière, avec lui-même. C’est pourquoi on aurait tort de  chercher à faire de ce cours (qui est loin d’être le plus important !) le lieu  fondamental de toute sa démarche. C’en est simplement un moment. Et il convient  sans doute de réinscrire ce moment dans le travail que Foucault n’a cessé de  mener, tout au long de sa vie, pour remanier ses élaborations. Et comprendre  pourquoi il se sentait constamment amené à changer son approche. Au lieu de  célébrer les textes où sa pensée se présenterait toute constituée, toute armée,  il vaut mieux lui rendre ses incertitudes, son inquiétude fondamentale et  créatrice. 
CC’est  la raison pour laquelle vous avez tenu à publier une nouvelle édition de votre  biographie parue en 1989 ?
J’ai  d’abord voulu réintégrer dans ce livre ancien de nombreux éléments que je  n’avais pas utilisés à l’époque ou bien qui n’ont été rendus disponibles que  plus tard (je pense notamment à l’autobiographie posthume de Louis Althusser,  L’avenir dure longtemps, etc.). Mais en effet,  j’ai surtout voulu revenir à la genèse des œuvres afin de leur restituer la  force de rupture, la puissance polémique, l’inventivité audacieuse qu’elles  avaient au moment de leur surgissement. Aujourd’hui, on assiste à un terrible  ensevelissement de Foucault sous la glose académique. Foucault a été rattrapé  par la philosophie d’institution, qui s’empare de lui avec un enthousiasme dont  nous devrions nous méfier. Dans les années 1980, la révolution conservatrice  proclamait qu’il fallait se débarrasser des penseurs critiques, et notamment de  Foucault. « Foucault est mort » aura été le grand mot d’ordre de ce basculement  à droite du paysage intellectuel français. Ce discours est passé de mode et l’on  voit que la pensée critique a non seulement résisté à cette tentative  d’éradication, mais a largement gagné la partie (dans le champ théorique, en  tout cas). Mais le prix à payer pour cette victoire, c’est que « Foucault » est  désormais devenu l’objet privilégié ou le prétexte d’un discours universitaire  aussi proliférant que répétitif. Il suffit d’ouvrir n’importe quel livre ou  article de revue qui paraît aujourd’hui pour voir à quel point cette avalanche  de commentaires tend à le déshistoriciser, et donc à le dépolitiser et à le  neutraliser. Par exemple, peut-on vraiment situer ce cours prononcé fin 1970 et  début 1971 sans évoquer les engagements politiques de Foucault (le Groupe  Informations Prisons, qu’il fonde en cette même année 1971 ?). Sans se demander  ce qui rattache – et de quelle manière - le geste théorique au geste politique ?  Disons donc que c’est ce que je voudrais faire : rendre au geste de Foucault la  radicalité qui a été la sienne.
Parmi  les nouveaux développements de votre livre, on trouve des ajouts qui portent sur  la sexualité et sur l'usage des drogues. Au même moment que cette nouvelle  édition vient de paraître le livre de Mathieu Lindon qui relate des mêmes  pratiques de Foucault. La parole s'est-elle libérée par rapport à 1989?  
Quand  j’ai parlé, fort prudemment mais assez librement, en 1989, de l’homosexualité,  du sadomasochisme, de la drogue, on m’a littéralement insulté : pour les  gardiens du temple, en effet, cela revenait à discréditer Foucault comme  philosophe. Ce qui en dit long sur leur conception de la philosophie ! Or il me  semble que cela permettait non seulement de peindre un Foucault intensément  humain – avec toute l’angoisse et la vulnérabilité, par exemple, liées à son  homosexualité, dans sa jeunesse -, mais aussi d’éclairer sa démarche la plus  profondément philosophique. L’exploration des capacités et des plaisirs du corps  a été pour lui une manière de se transformer, de devenir un autre, et c’est  également ce qu’il a tenté dans tout son effort théorique : aller aux limites du  pensable pour imaginer les transformations possibles de nous-mêmes. Grâce à des  écrivains comme Guibert ou Lindon, il est en effet devenu plus facile d’établir  l’évidence de ce lien entre l’expérience existentielle et l’expérience  intellectuelle. 
<On a souvent accusé Foucault d'avoir frayé avec une pensée "néolibérale".  Aujourd'hui, ces attaques semblent reprendre de la vigueur. Pourquoi de telles  attaques? 
Foucault  s’est beaucoup intéressé au néo-libéralisme à la fin des années 1970 et au début  des années 1980, puisqu’il réfléchissait aux « arts de gouverner », à la «  gouvernementalité ». Il se demandait comment il serait possible de réinventer la  pensée de gauche, à une époque où le marxisme et le Parti communiste étaient  encore dominants. Il cherchait quelque chose de neuf, à ouvrir de nouvelles  voies, et le néo-libéralisme lui paraissait poser des questions qu’il nous  fallait affronter, et non ignorer. On peut certes discuter et même critiquer un  certain nombre de ses énoncés. Mais je crois que les attaques contre lui sur ce  point, à l’heure actuelle, nous renvoient plus généralement à une grave  régression de la pensée de gauche. On voit fleurir partout l’idée que la seule «  vraie lutte », ce serait la lutte sociale, et que tout le reste – mouvement  féministe, mouvement gay, etc. – serait non seulement compatible avec le  capitalisme, mais même un produit du néo-libéralisme qui tendrait à faire de  chacun de nous un individu qui veut choisir ce qu’il est. Ce discours n’est pas  radical, il est conservateur. C’est comme si c’était à gauche en ce moment,  comme c’était à droite hier, qu’on se donnait pour tâche d’effacer mai 68 et  la « pensée 68 ». Or il me semble qu’il n’y a pas de lutte plus «  vraie », plus « réelle » qu’une autre. Au contraire : ce sont les luttes qui  font surgir les problèmes, qui mettent en évidence les dominations, les formes  d’oppression. Il faut donc les multiplier, les accompagner, au lieu de chercher  à les limiter, en prescrivant à la politique des chemins balisés et dont il  faudrait surtout ne pas sortir. Ce néo-stalinisme va figer, et peut-être tuer la  pensée critique, si on n’y prend garde. Et c’est sans doute ce à quoi une œuvre  en mouvement perpétuel comme l’a été celle de Foucault peut nous servir  aujourd’hui : ne jamais accepter les dogmes de la « gauche », ne jamais accepter  l’orthodoxie idéologique que certains essaient de nous réimposer. Comme le  disait Foucault : il est important de penser ! C’est un beau programme, non ?  
 
http://didiereribon.blogspot.com/search/label/Probl%C3%A8mes%20de%20th%C3%A9orie%20et%20de%20philosophie
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Propos  recueillis par Olivier Doubre
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